Prière du soir en famille

L’œil contemporain qui examine ces photos d’il y a plus de 70 ans réorganise donc un savoir plus ancien qui s’articulait autour des préceptes catholiques. Plus encore, la photographie est indéniablement constituée de plusieurs couches de représentations sociales. Par exemple, la photo de la prière en famille montre la couche de la mode masculine et féminine, la couche technologique (électricité, tourne-disque, lampe), la couche du design immobilier, la couche des postures face à la prière (agenouillement, signe de croix), la couche de la présence de la religion (crucifix). En somme, la photo évoque les valeurs d’une société donnée, et en ce sens, elle est bien un discours, un savoir particulier à propos d’un monde qui structure comment celui-ci est compris et comment les éléments du quotidien prennent leurs places respectives — il s’agit bien là de l’analyse d’un corpus visuel établi. Allan Sekula (1951-2013), photographe américain, également écrivain, réalisateur de films et théoricien de l’art, considère non seulement que la photographie et le film produisent du sens et du langage, mais qu’ils sont aussi discours au sens où l’entend Michel Foucault, c’est-à-dire qu’ils incarnent le pouvoir institutionnel parce qu’ils organisent le savoir[3]. En ce sens, les archives de photos ne sont pas qu’une simple mine d’informations, mais révèlent à quel point une société en arrive à se reconnaître et à se représenter elle-même. Par exemple, les photos des pages suivantes participent, dans un premier temps, au pouvoir institutionnel d’une époque, l’Église, et à l’organisation d’un certain savoir, celui de la présence de la religion dans plusieurs moments de la vie.
Citer cet article
Fraser, P. (2021). « L’analyse de corpus visuels établis ». Revue de Sociologie Visuelle : Territoires visuels, vol. 1, n°1 , p. 29-33. ISBN : 978-2-923690-6-2.
L’analyse de corpus visuels est une démarche intéressante à plus d’un égard, car elle implique de façon générale des corpus déjà constitués depuis plusieurs années. Qu’il s’agisse d’un corpus visuel public géré par les Archives nationales, ou d’un corpus visuel privé, ceux-ci sont particulièrement révélateurs de la culture d’une époque donnée, de sa mode vestimentaire, des objets d’utilisation courante, des moyens de transport, des croyances religieuses, de la situation économique, du développement technologique, etc. Par toute l’objectivité dont la photo puisse être porteuse — enregistrement tangible d’un événement qui s’est produit à un moment ou l’autre dans un contexte social donné —, par toute la subjectivité qui imprègne aussi la photo — invariable reflet du point d’attention de celui qui a tenu la caméra et de ce qu’il voulait saisir et montrer —, l’image constitue inévitablement un ensemble de processus subjectifs complexes encapsulés temporellement dans une forme incroyablement objective, de là tout l’intérêt de l’analyse sociologique à travers un corpus visuel.
La société québécoise, du début du XIXe siècle jusqu’à la fin des années 1960, a été particulièrement moulée par l’influence de la religion catholique. En fait, la prière du soir (photo 1), pour plusieurs catholiques, était « une espèce de repos et d’attendrissement[1]. » Comme le souligne l’historien Jean-Marie Lebel, « Tout commence par des prières et tout se termine par des prières. […] Les dévotions se succèdent : prières du matin et du soir, récitation du chapelet, exercices du mois de Marie en mai, exercices du mois du Rosaire en octobre, retraites annuelles, prières devant le Saint-Sacrement durant les Quarante-Heures[2]. »
Cette photo, datant de 1958, montre bien cette encapsulation de valeurs culturelles, de normes sociales, de mode, d’attitudes et de comportement codifiés, et de technologies. Dans les années 1950, immédiatement après le souper (le dîner en France), la famille, sous l’œil attentif du père, qui avait encore à cette époque un rôle social bien campé de pourvoyeur et de guide, prenait le chemin du salon pour la prière du soir. Il est intéressant ici de relever l’habillement des jeunes filles et des jeunes garçons, tout comme leur style de coiffure, qui s’apprêtent à entrer dans une nouvelle décennie qui chamboulera tous les codes sociaux alors en place au Québec ; l’arrivée de la mini-jupe est proche, tout comme les cheveux longs et la musique rock venue de Grande-Bretagne avec les Beatles et les Rolling Stones. Autre détail plus qu’intéressant à relever dans cette photo, la présence d’un tourne-disque juste à la gauche du père (sur la droite dans la photo). À remarquer, aussi, le style du mobilier qui date, quant à lui, du milieu des années 1950. Tous ces petits détails permettent vraisemblablement d’en conclure qu’il s’agit là d’une famille de la classe moyenne qui possède les revenus nécessaires pour se procurer toutes ces choses et de subvenir aux besoins d’une famille de plus de huit enfants.
Identité catholique

L’analyse de corpus visuels établis n’est pas qu’un simple alignement de photos, mais bien une démarche sociologique qualitative qui veut aussi rendre compte de réalités sociales d’une autre époque. Par exemple, la photo de gauche n’est pas anodine avec son prêtre à l’avant-plan, car il fut une époque où, au Québec, avoir un prêtre dans la famille était socialement bien vu. Comme le souligne fort à propos Roberto Perrin, « l’Église, institution entièrement canadienne-française, sera l’architecte de ce nouvel espace public, grâce d’abord à l’expansion remarquable de ses effectifs — aux quatre cinquièmes féminins — et ensuite à la création d’un réseau institutionnel articulé englobant services publics et, plus tard, organisations socioéconomiques telles que syndicats, caisses populaires et coopératives. Desservant la très grande majorité de la population québécoise, ces institutions catholiques[4] » assuraient un type de service public aux citoyens pour obtenir des services spécialisés en matière religieuse : baptême, première communion, confirmation, mariage, funérailles, etc.
Présence catholique

L’Église est en quelque sorte devenue un lieu de production et de dispensations de biens symboliques d’un type particulier où les sacrements administrés par des clercs qualifiés sont perçus comme autant d’objets de droit[5]. On est ainsi en présence de bénéficiaires de biens symboliques (les sacrements) dont la prestation est assurée par un petit groupe de personnes spécialisées et reconnu comme tel par leur appartenance à l’Église catholique.
Comme le montre cette photo mettant en scène des jeunes filles venant tout juste d’être confirmées, la prestation du bien symbolique qu’est la confirmation de l’entrée de chacune d’elle dans la foi chrétienne est bel et bien rendu. Comment ? Par des attitudes, des comportements et une façon de se vêtir. On remarquera les mains jointes de chacune d’elles, qui attestent de la confirmation, tout comme le fait que toutes, sans exception, ont les cheveux courts, tout comme la couleur blanche de la robe domine, à l’exception des deux jeunes filles à chaque extrémité à l’arrière-plan. Toutes ces caractéristiques nous renseignent sur la décennie 1930 au Québec quant à la forte présence de la religion catholique, mais plus encore, elles incitent aussi à pousser plus loin l’analyse sociologique de cette même présence à cette époque — faire une sociologie de la confirmation comme rite de passage de l’Église catholique.
Identité canadienne-française

Références de cet article
[1] Idem., p. 147.
[2] Lebel, J. M. (1993), « La vie quotidienne en 1900 », Cap-aux-diamants, numéro hors-série, Québec : Les éditions Cap-aux-diamants, p. 32.
[3] Meunier, C. (2011), « A Dialogue with Allan Sekula », Lieven Gevaert Series, Livre 2, Louvain : Leuven University Press.
[4] Perin, R. (2001), « L’Église et l’édification d’une culture publique au Québec », dans Études d’histoire religieuse, vol. 67, Montréal: Société canadienne d’histoire de l’Église catholique, p. 263 [261–270].
[5] Routhier, G. (2001), « La paroisse québécoise : évolutions récentes et révisions actuelles », dans Atlas historique du Québec, Québec : CIÉQ, p. 56, URL : https://atlas.cieq.ca/la-paroisse/la-paroisse-quebecoise-evolutions-recentes-et-revisions-actuelles.pdf.
[6] Veilleux, J. F. (2016, 7 juin), La Fête nationale, une tradition ancestrale, La gazette de la Mauricie, URL : https://www.gazettemauricie.com/la-fete-nationale-une-tradition-ancestrale/.
[7] © Fonds Serge St-Louis, 1960.
Un autre grand marqueur de l’identité canadienne-française a bel et bien été St-Jean Baptiste, longtemps considéré comme le saint patron des canadiens-française[7]. Le défilé de la St-Jean-Baptiste, tenu chaque année le 24 juin, est définitivement un savoir particulier à propos de la société canadienne française avant qu’elle n’affirme son identité en 1960 et qu’elle ne devienne la société québécoise telle qu’on la connaît aujourd’hui. Nommé patron spécial des Canadiens-français par le pape Pie X le 24 juin 1908 à la demande de la Société St-Jean-Baptiste de Québec (SSJB), le défilé de la St-Jean-Baptiste prend véritablement son envol dans plusieurs villes du Québec. À une époque où il était impossible de dissocier la religion de cette fête, le petit saint Jean-Baptiste, blond et frisé, occupait une place de choix dans les festivités surtout dans les défilés. Comme le disait si bien Georges Meyers (1916-2012), directeur général de la SSJB de la Mauricie de 1956 à 1982 : « Célébrer la Fête nationale, c’est un gage d’avenir, car tant qu’un peuple souligne sa fête nationale, il est assuré de sa survie[6]. » Pour les Canadiens-français, le défilé de la St-Jean a longtemps été un aspect du récit collectif à propos de la société canadienne-française, une façon de se voir dans le monde, une façon de forger une identité. Pour s’en convaincre, il suffit de se remémorer les thèmes de certains de ces défilés : 1946 — Les Canadiens français et les sciences ; 1947 — La Patrie, c’est ça ; 1948 — La Cité ; 1949 — L’expansion française en Amérique ; 1950 — Le folklore ; 1951 — Le Canada français dans le monde. Ces thèmes, au fil des années, évoquent particulièrement une progression sociale, une ouverture sur la science, comme une ouverture sur le monde. Ces Canadiens-français, qui allaient bientôt devenir des Québécois en reforgeant leur identité avec la Révolution tranquille du début des années 1960, s’apprêtent à entrer dans la modernité. Ce n’est pas rien pour l’époque, surtout pour un peuple qui fut inféodé pendant plus de 350 ans à la religion catholique et soumis à la domination britannique.
Le 11 mai 1977, le gouvernement souverainiste de René Lévesque proclame le 24 juin jour de la Fête nationale du Québec, journée désormais fériée et chômée où le drapeau du Québec était omniprésent. Ce ne sera plus seulement la fête identitaire des Québécois de souche catholique, mais bien une fête laïque pour tous ceux qui habitent le territoire du Québec. Conséquence de cette affirmation nationale, le petit St-Jean-Baptiste blond et frisé a disparu, tout comme les symboles de la religion catholique dont la pratique religieuse n’en finit plus de décliner depuis 1960. Si Georges Meyers disait que tant qu’un peuple souligne sa fête nationale, il est assuré de sa survie, le spectacle de la Fête nationale de 2020, a non seulement évacué le drapeau du Québec et les discours patriotiques, mais a aussi permis à l’artiste québécois Émile Bilodeau d’arborer un macaron anti-loi 21 — loi sur la laïcité du Québec qui interdit le port de symboles religieux pour les employés de l’État québécois en position d’autorité. En évacuant graduellement les symboles du peuple québécois lors de sa fête nationale, c’est un ensemble de repères visuels qui disparaissent, prélude à un effacement progressif de ce qui a fondé l’identité québécoise.