


Citer cet article
Vignaux, G. (2018). « Une sociologie qui se veut visuelle ». Revue de Sociologie Visuelle : Territoires visuels, vol. 1, n°1 , p. 10-14. ISBN : 978-2-923690-6-2.
La photographie, apparue au milieu du XIXe siècle, s’est rapidement implantée comme outil d’analyse de la société. En 1880, le projet Pictures of East Anglian Life[2] du photographe britannique Peter Henry Emerson (1856-1936), dans un contexte où la Révolution industrielle bat son plein, s’inscrit déjà comme outil d’analyse sociologique. Douglas Harper va même jusqu’à avancer qu’Emerson fut le premier à pratiquer la sociologie visuelle[3], puisque ses photographies rendaient bel et bien compte de certaines réalités sociales concrètes. En fait, Emerson était convaincu que la photographie ne pouvait atteindre la dignité artistique qu’en restant fidèle à elle-même et à la nature, même si celle-ci était éminemment tributaire de la technique.
Bien au fait des théories optiques d’Hermann von Helmholtz voulant que l’œil humain n’enregistre l’objet de l’attention que dans une mise au point nette, n’acceptant pas la supériorité supposée d’une image précise et détaillée, Emerson a développé une esthétique de la vue basée sur la « mise au point sélective », c’est-à-dire orienter le regard du spectateur vers la partie de l’image qui présente un intérêt, tandis que le reste passe au second plan.
À ce titre, les trois photos de gauche réalisées par Emerson[4] sont intéressantes à plus d’un égard sur le plan social et technique. Non seulement montrent-elles certaines tranches de vie de la fin du XIXe siècle en Angleterre, mais elles encapsulent surtout un ensemble de valeurs et de normes sociales de l’époque, tout comme elles présentent certaines technologies propres à chaque activité photographiée. La première de ces photographies, Setting the Bow Net, montre l’une de ces techniques utilisées à la fin du XIXe siècle pour préparer un filet de pêche, tout comme elle montre une mode vestimentaire typique de l’époque et un certain type d’aménagement du territoire.
En 1886, en pleine Révolution industrielle, les photos de l’ouvrage Life and Landscape on the Norfolk Broads saisies dans l’East Anglia — alors considérée comme l’un des derniers paradis « primitifs » d’Angleterre — et réalisées par Emerson en collaboration avec le peintre Thomas Goodall (1857-1944), sont considérées comme la première démonstration de naturalisme photographique.
La seconde photo, Coming Home from the Marshes, montre bien ce naturalisme photographique avec ses habitants qui reviennent des marais après avoir travaillé tout le jour durant. Cette photo est non seulement révélatrice de la technologie utilisée pour le travail des champs, mais elle est aussi révélatrice des rudes étoffes qu’utilisait une certaine classe sociale pour se vêtir, sans compter la cruche que tient la femme contenant un quelconque breuvage pour se désaltérer, qui révèle ici toute la rusticité de la vie de ces gens.
La troisième photo, Towing the Reeds, quant à elle, montre le corps au travail : celui en arrière-plan au travail de la faux, celui d’avant-plan au remorquage d’un petit chaland transportant des ballots de roseaux. À y regarder de près, tout, dans ces photos, traduit la rudesse de l’époque. Et il est là le potentiel de l’utilisation de l’image en sociologie, en ce qu’elle permet d’appréhender la réalité sociale autrement que par une méthode quantitative.
Au-delà des débats sur le positionnement de la sociologie visuelle, la présente démarche tentera non seulement d’en explorer les méthodes et les pratiques, mais tentera aussi d’en formaliser un premier cadre théorique à travers les notions de repères, de parcours et de territoires visuels. En ce sens, la sociologie visuelle n’est différente d’aucune autre pratique sociologique quantitative ou qualitative, à savoir la description, la recherche des contextes et l’interprétation.
Conséquemment, nul besoin de la catégoriser, même si la tentation est grande, car « l’utilisation de l’image comme outil de recherche aide [avant tout] le chercheur à comprendre mieux le monde social et permet une représentation plus ample de la réalité sociale[5]. » En ce sens, la sociologie visuelle n’est pas que dédiée au sociologue, mais intéressera au plus haut point le journaliste ou le spécialiste des communications dans sa capacité à analyser sociologiquement l’image, fixe ou animée, d’en dégager les signes distinctifs qui renvoient à certaines réalités sociales, ou le géographe qui saura inscrire des réalités sociales dans un territoire géographiquement délimité à travers des repères, des parcours et des territoires.
Références
[1] Chauvin, P. M., Reix, F. (2015), « Sociologies visuelles. Histoire et pistes de recherche », L’Année sociologique, vol. 65, n° 1, p. 17-41.
[2] Région du Royaume-Uni dont l’économie, basée sur la laine et le textile, fut l’une des riches régions du pays jusqu’à la Révolution industrielle.
[3] Harper, D. (2012), Visual Sociology, New York : Routledge, p. 22.
[4] Le travail photographique de Peter H. Emerson est l’un des premiers exemples de la promotion de la photographie en tant que forme d’art. Il est connu pour ses photographies de paysages naturels et pour ses conflits avec l’establishment photographique concernant le but et la signification de la photographie.
[5] Idem.