L’environnement urbain est truffé d’un ensemble de repères visuels qui créent ainsi des parcours délimités par un territoire à la fois géographique et social.

Des gens défavorisés qui arpentent les rues, des gens défavorisés qui portent encore et toujours des vêtements élimés, des graffitis et du street art, des terrains en friche transformés en stationnement de surface, des carreaux cassés, des patrouilles policières toujours aussi fréquentes, etc.

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Vignaux Georges, Fraser Pierre (2017), «Traduire le monde en images», Territoires visuels, vol. 1, n° 1, Québec : Éditions Photo|Société.

Voir le monde sensible, voilà le programme de la sociologie visuelle. Et ce champ en pleine émergence de la sociologie possède cette étonnante capacité à interroger directement les réalités sociales de notre monde, à montrer concrètement ce à quoi ressemble un concept sociologique. Toutefois, le défi, car il y a un défi, et il est de taille, c’est d’arriver à montrer la réalité sociale. Cette affirmation peut sembler quelque peu tautologique, mais elle ne l’est pas. Par exemple, l’environnement urbain est conçu de façon à livrer des messages spécifiques, ne serait-ce que par la signalisation, la densité des rues, l’architecture, la présence ou non de parcs urbains, de trottoirs, de lampadaires, de pistes cyclables, de transport collectif, etc. Autrement dit, l’environnement urbain est truffé d’un ensemble de repères visuels qui créent ainsi des parcours délimités par un territoire à la fois géographique et social.

Par exemple, dans un quartier central, certains repères visuels sont plus présents que dans d’autres quartiers : graffitis, personnes défavorisées, bâtiments délabrés ou abandonnés, stationnements de surface après démolition d’un bâtiment, carreaux cassés, patrouilles policières plus fréquentes, intersections achalandées, itinérants, etc. Dans un quartier de banlieue nord-américaine, c’est la présence d’autres repères visuels qui fonctionnent : rues larges bordées d’arbres, maisons individuelles, pas de graffitis, peu ou pas de personnes défavorisées, pas de carreaux cassés, pas de bâtiments délabrés, parcs urbains, etc. Ce sont tous là des codes facilement lisibles qui révèlent un environnement symbolique consciemment élaboré et qui décrivent un statut social. Le défi, en sociologie visuelle, est d’arriver à montrer l’adhésion ou non à des normes, l’évolution des normes, les prises de positions sociales, etc. Le sociologue doit donc constamment être à l’affût du moindre repère visuel.

Comment alors arriver à montrer cette réalité sociale ? Notre prémisse, et elle est discutable, c’est que, bien que les modes évoluent — vêtement, design, architecture, musique —, la réalité des choses, elle, reste sensiblement toujours la même. Si j’avais pris des photos dans les quartiers St-Roch et Saint-Jean-Baptiste de Québec il y a 20 ans, et que je les avais comparé avec celles que j’aurais prises en 2014 et 2015, j’aurais vu, certes, des changements importants dans le visuel du milieu urbain — nouveaux bâtiments, nouvelle architecture, façons différentes de se vêtir, postures différentes des corps, beaucoup d’individus munis d’écouteurs la tête penchée sur un petit appareil tenu dans leur main —, mais j’aurais aussi constater que rien n’a vraiment changé côté réalités sociales : les quartiers défavorisés sont encore défavorisés ou en processus partiel de revitalisation, des gens défavorisés qui arpentent les rues, des gens défavorisés qui portent encore et toujours des vêtements élimés, des graffitis et du street art, des terrains en friche transformés en stationnement de surface, des carreaux cassés, des patrouilles policières toujours aussi fréquentes, etc. C’est un peu comme si les réalités sociales refusent de changer à travers le temps et que seul le revêtement extérieur subit en quelque sorte un déridage pour mieux paraître.

La question qui se pose, et elle se pose impérativement pour le sociologue qui veut faire de la sociologie visuelle, sur quoi est-il possible de s’appuyer pour montrer, par exemple, la stratification sociale ? Faut-il utiliser des concepts comme la solidarité mécanique et organique proposée par Durkheim, ou bien, le concept de rôle social de Talcott Parsons, ou bien, la stigmatisation telle que l’avait envisagée Goffman, ou bien, la notion de gouvernementalité conçue par Foucault ? En fait, tous ces concepts sont valides et pertinents pour montrer la réalité sociale, mais comment faut-il procéder ? Rien n’est vraiment simple, car comment arriver à montrer des concepts sociologiques aussi élémentaires que les règles, les normes, la violation des normes, l’adhésion aux normes ? En ce sens, le graffiti est intéressant à plus d’un égard, car toute une théorie s’est structurée autour du graffiti et de sa fonction sociale comme valeur d’une certaine contre-culture et de sa non-adhésion à certaines normes.

Mais au-delà de la fonction sociale du graffiti, il n’en reste pas moins que celui-ci est avant tout un repère visuel souvent rencontré dans les quartiers centraux et qui permet au sociologue d’identifier des parcours socialement inscrits dans ces milieux. Il y a beaucoup à faire en sociologie visuelle. Les chantiers sont nombreux, le champ d’exploration est presque vierge, les écueils sont inévitables dans une pratique émergente, mais surtout, tout ceci témoigne du changement de statut accordé aux données visuelles en sociologie.

Comme le souligne Fabio La Rocca, « la sociologie, la photographie, la vidéo forment donc un système d’enquête et de connaissance conscient et interdisciplinaire pour mûrir méthodologiquement une nécessité cognitive : la connaissance du monde social. […] La sociologie visuelle est alors une réponse à cette explosion des images, une nouvelle façon de comprendre comment elles affectent notre conscience[1]. » Si, pour Luhuman, il n’existe pas de réalité indépendamment de l’observateur, « celui-ci peut se servir des images pour interpréter le monde social, et ainsi, l’image permet donc, comme l’écrit Heidegger, d’amener à nous ce qui est en face de nous, elle permet de rapporter la chose à celui qui la représente[2]. »

Partant de là, la sociologie visuelle est un paradigme phénoménologique de la connaissance, et au-delà de toute glose académique, la sociologie visuelle est avant tout une pratique qualitative intimement liée au terrain dont la finalité est de rendre compte de réalités sociales à travers l’image, fixe ou animée. Le pouvoir de l’image dépasse parfois celui des mots, car il met le citoyen en contact avec des réalités qu’il ne verrait pas autrement et ma prétention est la suivante pour y parvenir : la sociologie visuelle doit s’appuyer sur des concepts théoriques différents de la sociologie théorique ou quantitative si elle veut rendre compte de la façon la plus adéquate possible des réalités sociales par l’image, ce qui n’autorise pas pour autant à se soustraire à la rigueur de la méthode scientifique.

Références

[1] La Rocca, F. (2007), « Introduction à la sociologie visuelle », Sociétés, vol. 95, Paris : De Boeck Supérieur, pp. 33-40.
[2] Idem.

© Texte : Georges Vignaux, Pierre Fraser, 2018
© Photos : Pierre Fraser, 2018

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