BigMac défavorisé laissé à l’abandon

Dans cet article, l’équipe de Photo|Société débute l’exploration d’un tout nouveau champ qui s’ouvre désormais avec la sémiologie générative.

Lorsqu’une œuvre d’art provoque une réflexion, considère-t-on pour autant qu’elle a atteint son objectif ? Permet-elle d’élargir la compréhension et la perception du monde ? Peut-elle conduire à des discussions et des débats sur des questions d’ordre social, politique, culturel, et parfois même personnel ? Pour répondre à ces questions, le BigMac ici représenté est ce que l’on nomme en sociologie visuelle de l’insolite en contexte, c’est-à-dire une situation où un élément visuel ou une image apparaît comme inhabituel ou surprenant dans un certain contexte social, culturel ou visuel. L’insolite en contexte signale donc une déviance par rapport à la norme dominante. Cette scène pourrait être analysée de manière sémiotique en examinant les signes présents dans le lieu, le moment de la journée, l’éclairage, le contexte et le sujet :

  • le lieu, l’arrière extérieur d’un fast-food, peut être considéré comme un lieu de passage, un lieu de consommation rapide et impersonnelle ;
  • le choix de ce lieu suggère peut-être un désir d’échapper aux regards des autres ou de cacher quelque chose ;
  • le moment de la journée, le soir, peut être interprété comme une période de transition entre la lumière du jour et l’obscurité de la nuit, une période d’incertitude et de changement — cette atmosphère de transition est renforcée par l’éclairage feutré, qui crée une ambiance sombre et mystérieuse ;
  • le contexte, composé d’une poubelle, d’une souris, de déchets sur le sol et d’un BigMac dégoulinant de fromage posé sur le sol et adossé à la poubelle, peut être interprété comme une critique de la société de consommation et de l’impact de la production de masse sur l’environnement ;
  • les déchets et la poubelle suggèrent une société qui produit trop de déchets et ne se préoccupe pas de leur traitement ou de leur recyclage ;
  • le rat est souvent associé à l’insalubrité, la cupidité, la tromperie, la prédation et l’individualisme, d’où l’idée d’un capitalisme sauvage prêt à tout ;
  • le BigMac dégoulinant de fromage, abandonné sur le sol, peut être interprété comme un signe de la surabondance de la nourriture et de la culture de la consommation rapide ;
  • ce BigMac, tout comme un sans-abri, est laissé à lui-même dans un milieu défavorisé inquiétant où rôdent les rats.

On peut vraisemblablement avancé l’idée que cette scène peut être comprise comme une critique de la société de consommation moderne, de son impact sur l’environnement et de la surabondance des produits de consommation rapide, tout en reflétant une ambiance sombre et mystérieuse créée par l’éclairage feutré et le moment de la journée choisi. Cependant, là où les choses deviennent intéressantes, c’est le comment de la production de ces images. Je m’explique. J’ai à la fois une formation en linguistique (master) et en sociologie (doctorat). En linguistique, je me suis particulièrement intéressé à la sémiologie, et en sociologie mon intérêt a surtout porté sur la sociologie visuelle. En somme, une combinaison idéale pour comprendre la nature même de notre environnement visuel.

La sémiologie est cette discipline qui étudie les signes, leur production, leur interprétation et leur utilisation dans la communication humaine. Elle s’intéresse à la manière dont les signes, tels que les mots, les images, les gestes, les sons et les objets, sont utilisés pour transmettre des informations et des significations dans différentes cultures et contextes. De plus, et c’est là que s’effectue mon ancrage, car étant donné que la sémiologie est souvent associée à la linguistique, puisqu’elle considère les mots comme des signes linguistiques qui ont une signification qui peut s’appliquer à d’autres domaines de la communication (publicité, art, culture populaire, mode, architecture, la musique, etc.), je ne peux faire l’économie de cette dimension.

L’émergence de l’intelligence artificielle m’a particulièrement interpellé à ce sujet, surtout du moment qu’est devenu possible la capacité de générer des images à partir de mots. De là, j’ai élaboré des contextes sémiotiques complexes que j’ai par la suite fourni à un générateur d’images, d’où les clichés ici obtenus. Donc, si on part du principe que la sémiologie cherche à comprendre comment les signes sont produits et interprétés, comment ils acquièrent des significations, comment ils sont utilisés pour communiquer des messages et comment ils peuvent être manipulés pour influencer le comportement et les attitudes des individus, la sémiologie générative ouvre ici un tout nouveau champ d’explorations.

La sémiologie générative est cette approche théorique développée dans les années 1960 par Algirdas Julien Greimas et ses collaborateurs. Elle s’intéresse (i) aux structures profondes de la signification, c’est-à-dire aux schémas qui organisent les significations dans les textes et les discours et (ii) aux relations sémantiques entre les signes, c’est-à-dire aux relations qui existent entre les significations des signes et les différentes catégories sémantiques.

De là, mon hypothèse est la suivante : la sémiologie générative, en s’appuyant sur l’imagerie générative, permet de générer des images à partir de schémas textuels sémiotiques qui organisent les significations d’un contexte visuel inexistant fabriqué par une intelligence artificielle. Il va sans dire que ce n’est pour le moment qu’une hypothèse et que rien ne la valide, la nuance ou l’infirme.

La question qu’il faut maintenant se poser est la suivante : s’il est possible de générer des images à partir de critères sémiotiques, cela veut-il pour autant dire qu’il est possible de mettre en évidence les structures profondes de leur signification ?

Le débat est à la fois ouvert sur la sémiologie générative et sur la notion de droits d’auteurs en matière d’imagerie générative !

© Texte : Pierre Fraser (PhD), 2023

Esthétiser la pauvreté en photographie

La question de savoir si l’on peut esthétiser la pauvreté à travers la photographie est complexe et suscite des débats parmi les professionnels de l’image et les experts en éthique.

La question de savoir si l’on peut esthétiser la pauvreté à travers la photographie est complexe et suscite bien des débats parmi les professionnels de l’image et les experts en éthique.

La pratique de la sociologie visuelle consiste essentiellement à utiliser la photographie pour documenter et analyser des phénomènes sociaux, tels que les inégalités sociales, la diversité culturelle, les relations de pouvoir, etc. Dans cette pratique, la dimension esthétique de l’image peut sembler secondaire par rapport à sa fonction documentaire ou informative, mais elle peut également jouer un rôle important, notamment pour communiquer des messages, susciter des émotions ou des réactions, ou encore pour inciter le public à s’engager davantage sur certaines questions sociales. Ainsi en va-t-il de la représentation esthétique des inégalités sociales et particulièrement de la pauvreté, car elle crée une ambiance ou une atmosphère particulière, suscitant par là même une émotion ou une réaction émotionnelle, qui peut alors incité à réfléchir ou à agir sur la question sociale en question.

Peut-on dès lors affirmer que les trois photos de gauche (quartier Saint-Roch de Québec, 2022) contribuent réellement à montrer les inégalités sociales et à faire prendre conscience que, même dans un quartier en processus d’embourgeoisement, la pauvreté est et demeure un phénomène réel et persistant ?

D’une part, certains peuvent soutenir que la photographie esthétique peut aider à sensibiliser le public aux conditions difficiles dans lesquelles vivent les personnes défavorisées, et que certains types d’images puissent inspirer une action positive pour aider à améliorer leur situation. Dans ce sens, la photographie esthétique peut également être un moyen efficace de communiquer des messages porteurs afin de promouvoir certains changements de nature sociale.

D’autre part, certains critiques soutiennent que la représentation esthétique de la pauvreté peut être problématique, voire abusive et exploitante. Ces derniers affirment que la mise en scène de la pauvreté dans une optique artistique peut donner une fausse impression de la réalité et encourager à voir la pauvreté comme quelque chose empreint d’un certain esthétisme romantique ou pittoresque. De plus, l’utilisation de ces images, sans le consentement ou la participation active des sujets photographiés, peut perpétuer les stéréotypes et les préjugés en réduisant les personnes pauvres à des objets de curiosité ou de pitié. Cet aspect n’est ni banal ni trivial. De là, il faut se poser quelques questions :

  • Ces photographies sont-elles utiles dans un monde visuel saturé d’images et d’informations ?
  • Est-il possible que la surexposition de ces images ait fini par les rendre moins efficaces ou même contre-productives, en rendant le public moins réceptif à leur message ou en les faisant apparaître comme des stéréotypes ?
  • Ces photographies représentant la pauvreté ont-elles un impact important, en particulier dans les contextes où les inégalités sociales restent élevées ou où la défavorisation est un enjeu majeur ?

La réponse à ces questions n’est pas simple et soulève bien d’autres questions quant à la représentation esthétique de la pauvreté :

  • Comment respecter les droits et la dignité des sujets photographiés tout en évitant de les exploiter pour un gain personnel ou artistique ?
  • Comment être conscients des effets potentiellement négatifs de ce type de photographie sur les personnes et les communautés qu’ils représentent ?
  • Quelles mesures prendre pour en minimiser les effets ?
  • Comment prendre en compte la dimension éthique pour représenter de manière authentique et respectueuse la réalité de la pauvreté ?

Malgré toutes les réponses ou constats que l’on pourrait obtenir en tentant de répondre à ces questions, un autre phénomène émerge qui en soulève plusieurs autres, du moment où les photographies sont générées par l’IA, ce qui est ici le cas (photos générées à partir de paramètres liés au quartier Saint-Roch lors de l’été 2022). De là, quels critères s’imposent alors pour traiter de l’esthétisation de la pauvreté ?

Il s’agit là d’un dossier à suivre, car l’IA doit-elle être exclue de la pratique de la sociologie visuelle ou intégrée en partie à celle-ci ?

© Texte : Pierre Fraser (PhD), 2023 | Photos générées par Dall-E.

Saisir l’instant du passé

L’église Saint-Louis, nichée sur les rives du fleuve Saint-Laurent, est un symbole de l’âme québécoise, de sa profondeur, de sa complexité, de sa richesse. Elle est l’expression d’un peuple, d’une histoire, d’une foi, d’une identité.

L’église Saint-Louis, nichée sur les rives du fleuve Saint-Laurent, est un symbole de l’âme québécoise, de sa profondeur, de sa complexité, de sa richesse. Elle est l’expression d’un peuple, d’une histoire, d’une foi, d’une identité.

Observation

Ce qui m’a toujours intrigué à propos de la pratique photographique, c’est qu’elle permet de plonger dans un passé toujours présent, c’est-à-dire que certains éléments du paysage datent d’une certaine époque, alors que d’autres éléments dans leur entourage se modifient ou s’ajoutent avec le temps. Autrement dit, la photographie permet d’encapsuler le passé en fournissant une image concrète et visuelle de moments passés, en préservant la mémoire, en transmettant l’histoire, en évoquant des émotions et en perpétuant l’héritage culturel. Par exemple, l’église Saint-Louis, nichée sur les rives du fleuve Saint-Laurent, est un symbole de l’âme québécoise, de sa profondeur, de sa complexité, de sa richesse. Elle est l’expression d’un peuple, d’une histoire, d’une foi, d’une identité.

Cette photo, prise un 4 septembre 2018 à l’Île-aux-coudres, cadre l’église Saint-Louis construite en 1885 tout au centre de la photo, alors que sur la gauche, une école à l’architecture typique des années 1950 occupe l’espace, et sur la droite, des maisons unifamiliales également à l’architecture typique des années 1950 se profilent à l’horizon. Au pied de la photo, un aménagement touristique rappelant le passé maritime de l’île et permettant d’avoir une vue sur la petite baie. De là, on peut dire que la photographie permet de transmettre des informations sur le passé et aide à raconter une histoire à propos d’événements historiques, de mouvements sociaux, de changements dans les paysages urbains ou naturels, etc.

© Texte et photo : Pierre Fraser, 2018

Photo du jour

Une forêt de bâtiments, dense et compacte

Ces bâtiments sont aussi une manifestation physique de la hiérarchie économique et sociale qui existe dans notre société. Et pourtant, malgré leur séparation physique, ces bâtiments sont tous interconnectés, formant une toile complexe de relations sociales et économiques qui ne…

Chutes de la Chaudière, saisir l’eau et l’horizon

La photographie est un moyen de capturer et de partager la beauté du monde qui nous entoure. Les photographies esthétiques peuvent montrer des paysages à couper le souffle, des moments uniques et inoubliables, des détails artistiques, des motifs visuels, etc.…

Selfie en mode touriste

© Olivier Moisan-Dufour, 2016 À Québec, chaque année, l’industrie du tourisme amène plusieurs groupes en provenance de différents pays. Les touristes asiatiques, bardés d’appareils photographiques de toutes sortes, se démarquent tout particulièrement, et les touristes japonais ne sont pas en…

Le pouvoir de l’image

Le visuel prédomine Citer cet articleVignaux, G., Fraser, P. (2021). « Le visuel est partout ». Revue de Sociologie Visuelle : Territoires visuels, vol. 1, n°1 , p. 19-22. ISBN : 978-2-923690-6-2. Dans un contexte où l’image est partout, où…

La jeune femme chic

Stratification sociale Le statut socio-économique d’une personne se reflète non seulement dans des indices subtils tels que certains mouvements du corps lorsqu’elle est en relation avec d’autres personnes, mais aussi dans le fait que les inégalités sociales sont reproduites par…

Le télétravail et ses repères visuels

Si l’ergonomie fait référence à la manière dont le bureau à domicile et le mobilier à installer sont conçus afin de garantir la santé physique et mentale des personnes, réduisant ainsi les risques et les blessures possibles, il va sans dire que la première étape pour obtenir un bureau à domicile ergonomique est vraisemblablement d’opter pour des meubles qui permettent une posture correcte, facilitant ainsi le repos du corps pendant les heures passées à travailler en position assise, tout en offrant une liberté de mouvement et des changements posturaux confortables et fluides qui favorisent le bien-être des personnes.

Adopter les comportements appropriés en matière de télétravail, d’où l’idée d’une bonne chaise ergonomique afin d’augmenter l’efficacité et la productivité. (© Photo : Actiu, Trim azul aluminio)

Avec l’introduction et la généralisation du télétravail, de nombreuses personnes passent leur journée de travail dans leur bureau à domicile. Mais « comment obtenir le bureau à domicile idéal, qui devient un espace de travail efficace et qui s’adapte aux dimensions et aux caractéristiques du logement ? Si l’ergonomie fait référence à la manière dont le bureau à domicile et le mobilier à installer sont conçus afin de garantir la santé physique et mentale des personnes, réduisant ainsi les risques et les blessures possibles, il va sans dire que la première étape pour obtenir un bureau à domicile ergonomique est vraisemblablement d’opter pour des meubles qui permettent une posture correcte, facilitant ainsi le repos du corps pendant les heures passées à travailler en position assise, tout en offrant une liberté de mouvement et des changements posturaux confortables et fluides qui favorisent le bien-être des personnes1. » On reconnaît donc là tous les lieux communs liés à la notion d’ergonomie et de télétravail. Du point de vue de la sociologie visuelle, on reconnaît également là les 4 fonctions d’un repère visuel, à savoir :

  • signaler en vue de l’accomplissement d’actions ou suggérant l’opportunité d’actions ; dans le cas présent, il est essentiel de prendre en considération le nombre d’heures par jour que nous passons assis sur notre chaise de bureau à domicile, donc de l’éventuelle nécessité d’investir dans une chaise ergonomique ;
  • localiser d’autres repères qui doivent déclencher une action (le repère est élément de réseau), c’est-à-dire, dans un contexte de télétravail, s’ajoutent les risques liés à une mauvaise posture : un dos voûté ou des points de pression localisés en position assise peuvent entraîner de graves problèmes de santé à moyen ou long terme ;
  • confirmer qu’un individu adopte les comportements appropriés, et c’est pourquoi il serait essentiel d’investir dans une bonne chaise de bureau ergonomique ;
  • combler certaines attentes, c’est-à-dire que, dans un tel cas de figure, la prise en compte de l’ergonomie dans le bureau à domicile n’apporte pas seulement des bénéfices pour la santé à moyen et long terme, car l’accent mis sur le confort et l’ergonomie de l’espace de travail à domicile améliore et prolonge le temps de concentration et réduit les interruptions et les distractions dues aux déplacements et aux repositionnements.

Autrement dit, l’ensemble des 4 fonctions des repères visuels liés à une chaise ergonomique doivent avant tout répondre à des objectifs d’efficacité et de productivité, les maîtres-mots d’un monde du travail en constante mutation. On dira donc, du point de vue de la sociologie visuelle, que les repères visuels de l’ergonomie dans un bureau visent non seulement à proposer d’améliorer la qualité de la vie professionnelle des personnes (en leur apportant confort et sécurité et en améliorant l’environnement de travail, tant dans les équipes de bureaux ouverts que dans le cadre du télétravail), mais visent aussi à faire en sorte que le travailleur, en voyant une chaise ergonomique, sache qu’il se trouvera dans un environnement idéal et bien équipé, avec tous les éléments pour profiter d’une journée de travail où la santé et le bien-être seront pris en charge ; conséquemment, l’efficacité et les performances augmenteront inévitablement. C’est bien ce à quoi prétendent les repères visuels d’une bonne chaise ergonomique.

Référence
1 Actiu (2022, 9 août), ¿Por qué es importante la ergonomía en la oficina en casa?.

Un monde du travail en mutation

Un monde du travail en mutation (documentaire)

Nouvelles logiques de marché, mondialisation accrue, changements technologiques, nouvelles pratiques managériales, transformations des attitudes de la main d’œuvre à l’égard du travail. PRODUCTION INTERVENANTS Un monde du travail en mutation Transformations de la main d’œuvre

Les transformations contemporaines du rapport au travail (colloque)

Les conditions économiques et culturelles qui façonnent les attitudes et les comportements au travail, de même que la place et le sens que revêt celui-ci chez les individus, se sont profondément transformées. PRODUCTION Un monde du travail en mutation Transformations de la main d’œuvre

Plateformes de partage, la dimension cachée du travail

Les plateformes s’affichent comme des intermédiaires neutres, mais elles dissimulent des structures hiérarchiques et des liens de subordination plus importants qu’on ne pourrait le croire. PRODUCTION INTERVENANT Un monde du travail en mutation Transformations de la main d’œuvre

Libéralisation des services

Le secteur des services n’échappe pas à la libéralisation, où l’évaluation du rendement s’infiltre de plus en plus. PRODUCTION INTERVENANTS Un monde du travail en mutation Transformations de la main d’œuvre

Libéralisation des marchés

Flexibilité, évaluation du rendement, performance, nouveaux types de relation au travail. PRODUCTION INTERVENANTS Un monde du travail en mutation Transformations de la main d’œuvre

Nouvelles pratiques managériales

De nouvelles pratiques managériales se sont implantées qui renvoient vers l’employé sa propre autonomisation. PRODUCTION INTERVENANTS Un monde du travail en mutation Transformations de la main d’œuvre

Comment se débarrasser du patrimoine architectural en utilisant la stratégie de l’abandon ?

Depuis que l’église Saint-Cœur-de-Marie, qui se dressait sur les hauteurs de la Grande Allée à Québec, a été démolie sauvagement à la fin de l’été 2019, je m’interroge sur ce cas. Qu’est ce qui n’a pas marché ? Comment se peut-il qu’un édifice aussi précieux puisse disparaître dans une indifférence quasiment généralisée, sans pénalité pour les « malfaisants » ? J’ai donc reconstitué la séquence des événements pour mieux comprendre. Ayant vécu de près certains moments de la « saga » de Saint-Cœur-de-Marie, j’ai pensé que le traitement de mon étude de cas devait aussi emprunter la voie d’une égo-histoire. La voici donc.

L’église Saint-Cœur-de-Marie
© Luc Noppen

Depuis que l’église Saint-Cœur-de-Marie, qui se dressait sur les hauteurs de la Grande Allée à Québec, a été démolie sauvagement à la fin de l’été 2019, je m’interroge sur ce cas. Qu’est ce qui n’a pas marché ? Comment se peut-il qu’un édifice aussi précieux puisse disparaître dans une indifférence quasiment généralisée, sans pénalité pour les « malfaisants » ? J’ai donc reconstitué la séquence des événements pour mieux comprendre. Ayant vécu de près certains moments de la « saga » de Saint-Cœur-de-Marie, j’ai pensé que le traitement de mon étude de cas devait aussi emprunter la voie d’une égo-histoire. La voici donc.

[article intégral]

J’ai connu l’église Saint-Cœur-de-Marie peu après mon arrivée à Québec en 1964. À l’époque ce n’est pas tant sa forme — ou la figure de son clocher — qui m’intriguait. C’est plutôt son nom, un ami de ma classe m’ayant indiqué que cette église étrangère portait comme nom « Five O’Clock of Mary », comme le lui avait indiqué un caléchier de la ville. Puis, lorsque j’entrepris des études à l’université Laval (en 1965), je n’appris pas grand-chose sur Québec, le Québec ou le Canada. Tout cela n’était que « du pipi de chat », comme nous l’annonçait fièrement le professeur Jean-Noël Tremblay (1926-2020), qui deviendra pourtant Ministre des Affaires culturelles, peu après nous avoir dit ces bêtises. Oui, « Je me souviens… ». Lors de mes études en histoire de l’art, j’ai tout appris sur la peinture espagnole, sur les fresques rupestres de Cappadoce, sur les cathédrales gothiques et sur l’architecture d’Alberti et de Bramante. Sur l’art du Québec, peu de choses : un cours offert par Jean Trudel, qui agissait comme chargé de cours, brossait un portrait rapide de l’art traditionnel au Québec, selon les problématiques développées par Gérard Morisset depuis les années 1930.

Mais il en parlait avec cœur, conviction et compétence… C’est mon intérêt pour l’art et l’architecture du Québec qui me valut d’être embauché comme professeur à l’université Laval en juin 1972, avec comme mandat de développer les études sur l’art et l’architecture du Québec. Il m’apparut alors important d’explorer le corpus des églises, monuments qui m’apparaissaient véritablement définitoires de l’identité paysagère de nos villes, villages et campagnes. J’ai donc entrepris de visiter toutes les églises du Québec (en incluant, dans mes expéditions, maisons, manoirs, moulins, villes et villages) pour alimenter mes enseignements en images et connaissances nouvelles, pour notamment aller au-delà des ouvrages classiques de Ramsay Traquair, Gérard Morisset et Alan Gowans.

Citer cet article
Noppen Luc (2021), « La démolition de l’église Saint-Cœur-de-Marie », Requiem pour une église, vol. 1, n° 3, pp. 65-96, Paris-Québec :Éditions Photo|Société.

Financement de ce numéro
Cet article a été rendu possible grâce à une contribution financière des historiens Luc Noppen et Marc Grignon (Subvention Savoir du CRSH).

Église Saint-Cœur-de-Marie. Plans préparés
par l’architecte Ludger Robitaille en 1918.
BAnQ, fonds Ludger Robitaille, P742-D111, PR-62-1
L’église Saint-Cœur-de-Marie, en construction, en 1919
Photo extraite de : Pierre-Marie Dagnaud. La paroisse Saint-Cœur-de-Marie. Du berceau à ses dix ans, 1928, p. 36.
Église Saint-Cœur-de-Marie
Les deux coupoles de la nef, « voûtes catalanes »
faites de trois rangées de briques posées en chevrons.
© Michel Bourassa
La voûte Gustavino, dont la structure a été révélée lors de la démolition de l’église Saint-Cœur-de-Marie en septembre 2019 © Claude Thibault

La valeur architecturale et patrimoniale
exceptionnelle de l’église Saint-Cœur-de-Marie

En 1994, dans notre rapport sur Les lieux de culte de la Ville de Québec, Lucie K. Morisset et moi avions évalué l’intérêt architectural et la valeur patrimoniale de l’église Saint-Cœur-de-Marie. Nous disions alors : « En conséquence de notre évaluation, et sur la base des analyses effectuées, nous recommandons à la ville de Québec de citer comme monuments les lieux de culte érigés sur son territoire avant 1930 et qui ne bénéficient pas encore d’une protection légale définie sur le plan national1. » Il s’agissait alors — avant les fusions municipales de l’an 2000 — de 16 lieux de culte que nous avions classés par ordre d’importance décroissant. Selon notre évaluation, l’église Saint-Cœur-de-Marie était classée huitième sur seize et devait donc impérativement être conservée. La Ville de Québec accepta notre liste et mit en œuvre une stratégie de conservation et de mise en valeur pour les églises identifiées, en concertation avec les autorités du Diocèse de Québec. En 1994 donc, rien ne laissait croire que l’église pourrait un jour disparaître…

Monument conçu par un architecte de renom et doté d’une figure architecturale étonnante, l’église Saint-Cœur-de-Marie avait aussi été mise en œuvre grâce à des procédés constructifs nouveaux et innovants. Ne pouvant utiliser de l’acier pour édifier sa structure, du fait de la guerre, l’architecte Ludger Robitaille (1885-1946), qui a adapté les plans de Regnault avait utilisé une structure traditionnelle de murs porteurs (granit de Rivière-à-Pierre à l’extérieur et blocs de terra cotta à l’intérieur), avec une « voûte catalane » faite de trois rangées de briques posées en chevrons. À Québec, cette voûte incombustible, établie sur trois coupoles, avait été mise en place par la firme que Rafaël Gustavino Moreno (1842-1908), immigrant espagnol, avait établie dès 1881 à New York2. C’était une œuvre d’art en soi : tous les bâtiments dotés de voûtes de la Gustavino Fireproof Construction Company sont protégés, à New York, Boston et Chicago, pour leur valeur patrimoniale. L’église Saint-Cœur-de-Marie se retrouvait donc dans une catégorie de patrimoine international à côté notamment de l’Immigration Hall de Ellis Island et de la cathédrale Saint John the Divine de New York, et de la bibliothèque publique de Boston.

Une structure traditionnelle avec murs porteurs avait aussi été utilisée de façon audacieuse pour ériger le haut clocher en pierre de l’église de la Grande Allée. Cela ne s’était encore jamais vu au Québec, où les clochers et leurs flèches ou coupoles sont toujours des ouvrages de charpente. Le clocher emblématique de la Grande Allée répliquait en fait la figure de clochers anciens de la Bretagne, dont celui de l’église Notre-Dame de Saint-Thégonnec, datant du XVIIe siècle.

Vue de l’intérieur de la tour de l’église Saint-Cœur-de-Marie : une structure de maçonnerie.
© Luc Noppen, 2005

L’architecte Regnault avait réussi à en reprendre les formes — la tour de style Renaissance y est couronnée par un dôme à lanternon flanqué de clochetons d’angles —, et ainsi faire de l’architecture romano-byzantine du XIXe siècle un style néo-breton, très prisé dans le Diocèse de Rennes. Au début du XXe siècle, alors que le Canada français entreprend de valoriser ses origines normandes et bretonnes, notamment en architecture, la transposition de ce vocabulaire faisait sens, surtout dans la paroisse la plus aisée de la ville dont le premier ministre Louis-Alexandre Taschereau (1857-1952), ardent supporteur de la refrancisation de la « Vieille Capitale », était paroissien et marguillier. Au sommet de la Grande Allée, le haut clocher de Saint-Cœur-de-Marie se voulait le signal d’une renaissance francophone à l’entrée de la cité historique.  Le curé Dagnaud aurait aussi voulu que la figure guerrière de sainte Jeanne-d’Arc orne le parvis de son église pour faire contrepoids, in situ, à la défaite de la bataille des Plaines d’Abraham3. L’église Saint-Cœur-de-Marie devait aussi, aux yeux de ses promoteurs, faire contrepoids à Saint-Patrick, lieu de culte des catholiques anglophones installé sur Grande Allée en 1914. Dès lors, il paraissait évident, en 1918, que la démolition d’une dizaine de bâtiments se justifiait ; il fallait créer une place pour le culte des francophones dans une nouvelle église qui serait une icône de ce haut lieu de la capitale nationale.

Le brevet des voûtes Gustavino
United States Patent Office, 18 janvier 1910, no 947,177
Le clocher de l’église de Saint-Thégonnec
en Bretagne, érigé au XVIIe siècle
© François Quiniou, 1909
Clocher de l’église Saint-Cœur de Marie
© Luc Noppen
Une urgence qu’on ne lit pas

Une solution à l’horizon

C’est en avril 1995 que la Fabrique de la paroisse Saint-Cœur-de-Marie met l’église en vente. Toutes les tentatives de relancer le culte et de redresser la situation financière de la paroisse ayant échoué4, les marguilliers lancent la serviette. Surtout que, à la suite de notre étude sur Les Lieux de culte…, des évaluations faites par le Diocèse et établies en vue du nouveau Programme des infrastructures Québec, il ressortait que l’église Saint-Cœur-de-Marie nécessitait des réparations de plus d’un million de dollars, dont 650 000 $ de façon urgente pour stabiliser le clocher. L’image brutale du panneau « À vendre » du courtier immobilier qui a obtenu le mandat de procéder a fait la manchette5. Mais, ainsi hypothéquée par un impressionnant devis de travaux urgents, la mise en vente était plutôt un cri de désespoir qu’une solution réaliste.

L’appel à l’aide a néanmoins été entendu ! Deux ans après l’apparition de la pancarte, la Ville de Québec annonce par communiqué de presse « Un sauvetage considérable pour l’église Saint-Cœur-de-Marie »6. Le texte est long et très précis quant aux intentions des autorités publiques :

« Un important partenariat entre le Conseil de Fabrique de la paroisse Saint-Cœur-de-Marie, propriétaire de l’église, la Commission de la capitale nationale du Québec, la Ville de Québec et le Gouvernement du Québec permettra, par la restauration du clocher de l’église Saint-Cœur-de-Marie, de conserver l’intégrité de ce bâtiment.

Des travaux de consolidation et de restauration du clocher sont nécessaires afin d’assurer la sécurité publique, vu le danger qu’il représente pour les passants, notamment en ce début de période de dégel. Le clocher constitue une composante unique du patrimoine architectural de la ville, en plus d’être un élément signalétique. C’est une solution de préservation permanente qui a été retenue parmi les options envisagées qui incluaient même la démolition de la partie supérieure du clocher. Les travaux de restauration prévus consistent, entre autres, au renforcement du clocher par la pose d’une structure d’acier à l’intérieur, à la réfection ou au remplacement des briques de la paroi intérieure ainsi qu’à la réparation ou au remplacement des pierres de la paroi extérieure.

Le coût de ces travaux, qui devraient débuter sous peu, sont évalués à 650 000 $. Le Conseil de Fabrique Saint-Cœur-de-Marie versera 304 250 $, incluant une somme de 144 500 $ provenant du programme d’infrastructures Québec du ministère des Affaires municipales du Québec. La Commission de la capitale nationale du Québec versera 172 875 $ tandis que la Ville de Québec et le Ministère de la Culture et des Communications du Québec assumeront le même montant, divisé à parts égales, pris à même l’Entente sur le développement culturel, 1995-2000.

 Si la Fabrique vend l’immeuble après la rénovation du clocher, celle-ci n’aura pas à rembourser le Programme d’infrastructures Québec. Par contre, la Commission de la capitale nationale du Québec, la Ville de Québec et le Ministère de la Culture et des communications du Québec pourront recouvrer leur mise de fonds en fonction du prix de vente de l’église. »

Le communiqué conclut par une puissante affirmation : « Pour chacun des partenaires, il ne fait aucun doute qu’il faut conserver cet élément caractéristique [i.e., le clocher] de la Grande Allée. » Cette entente, qui avait pour but de sauver l’église en la rendant plus attractive pour un nouvel usage par un nouveau propriétaire, avait fait l’objet d’intenses tractations dans les mois précédents. Je me souviens d’une rencontre du 8 mars 1997 convoquée par le maire Jean-Paul L’Allier, dans son bureau, à laquelle assistaient notamment Pierre Boucher, président de la Commission de la capitale nationale, et Serge Viau, alors directeur-général adjoint au Développement durable de la Ville. Ces deux grands défenseurs du patrimoine de la ville avaient créé un consensus autour de l’importance de sauver de façon immédiate le clocher de l’église Saint-Cœur-de-Marie, ce qui, de l’avis majoritaire des acteurs présents, assurerait la survie à long terme de l’édifice de la Grande Allée.

4 Une initiative qui a attiré l’attention était celle de la « messe en grégorien » : un chœur de chant accompagnait les services religieux de chant grégorien au grand plaisir des mélomanes de la ville. L’assistance accrue n’a cependant guère contribué au redressement financier espéré. 

5 Le Soleil (1995, 25), « Église à vendre ». Cet article mentionne que le conseiller municipal Réjean Lemoine a proposé la citation de l’église, sur avis de Luc Noppen, tel que proposé dans le rapport Les lieux de culte…. de 1994.

6 Communiqué de presse du Service des communications et des relations extérieures de la Ville de Québec, 26 mars 1997.  Cité par Luc Noppen et Lucie K. Morisset. Les églises du Québec : un patrimoine à réinventer. Québec, PUQ, 2005, p. 405.

L’architecte mandaté par la paroisse, Gilles Duchesneau, avait esquissé quatre options : deux temporaires (option 1 et option 2) et deux permanentes (option 3 et 4). Au terme de la rencontre, l’option 3 a été retenue, avec deux phases d’exécution. En phase A : structure de renforcement en acier dans le clocher, remplacement de briques à l’intérieur et consolidation de la paroi de granit extérieure, au coût de 650 000 $. Puis, en phase B : consolidation de la tour, au coût de 215 000 $. A ceux qui, comme moi, trouvaient étrange de consolider un clocher avant de consolider la tour qui le supportait, on a répondu que, de toute façon, l’ensemble de l’église avait besoin de travaux et que le chantier du bas de la tour serait rapidement inclus dans cette phase B.

Les 4 options d’intervention sur le clocher de l’église Saint-Cœur-de-Marie présentées le 8 mars 1997

Je persiste à croire encore aujourd’hui, que si l’on avait démonté le clocher fragile pour en entreposer les pierres, l’église serait encore là aujourd’hui. Un architecte talentueux aurait pu, plus tard, remonter ce clocher, ou mieux le rétablir sous forme d’un volume expressif moderne, évoquant à la fois la figure originale mais, surtout, signalant au loin le renouveau du lieu, investi par un nouvel usage. Mais cette solution de « démontage » avait été sommairement évaluée à 500 000 $, visiblement pour ne pas être attrayante ; pour 150 000 $ de plus, on réglait le problème une fois pour toutes, disait-on… S’agissant de l’église Saint-Cœur-de-Marie, tous étaient ainsi fixés sur ce clocher, proclamé « élément signalétique indispensable du paysage de la Grande Allée ».

Les travaux sur le clocher ont aussitôt débuté et se sont déroulés rondement, au printemps et à l’été 1997. C’est donc une église avec un clocher consolidé grâce à des fonds publics qui devint la propriété du Diocèse de Québec, après la suppression de la paroisse7 et la célébration d’une dernière messe, le 22 décembre 19978.

Pendant ce temps, Yves Boulet, un administrateur bien connu de Québec, avait proposé à la Commission de la Capitale nationale (CCN) un projet pour occuper l’église Saint-Cœur-de-Marie9: un Panthéon des grandes figures du Québec. Sans s’engager officiellement dans le projet, la CCN s’est associée à des universitaires qui, sous la direction de Jean Hamelin, historien, ce sont mis à l’ouvrage pour élaborer le concept. À l’École d’architecture, j’avais proposé de mobiliser une équipe qui pourrait mettre en images le projet. Avec mon collègue Pierre Côté et un groupe d’étudiants, nous avons ainsi produit des images illustrant le concept défini par l’équipe d’historiens ; il a suffi de donner forme au programme et de l’incruster dans la maquette électronique de l’église qui avait été antérieurement produite. En janvier 1998, nous étions plusieurs à être convaincus que l’église serait ainsi sauvée et que la Commission de la capitale nationale allait l’acquérir pour en faire le pavillon d’entrée de la colline parlementaire. Rien de tel n’arriva, la torpeur qui avait envahi la capitale après la défaite des troupes souverainistes au referendum de 1995 a eu raison de ce projet et de bien d’autres, dont celui du Théâtre La Bordée qui, en 1999, avait songé à s’installer dans l’église10. Mais la Ville et le Ministère de la Culture clamaient toujours bien fort que l’église Saint-Cœur-de-Marie « avait une valeur patrimoniale élevée »11

Le chantier sur le clocher de l’église Saint-Cœur-de-Marie, printemps 1997
© Luc Noppen

Las d’attendre, le 4 avril 2001, le Diocèse vend l’église Saint-Cœur-de-Marie à la Fabrique de la paroisse Saint-Dominique12, qui avait accueilli les derniers paroissiens du lieu de culte fermé. En fait, plusieurs acheteurs privés s’étaient manifestés et le Diocèse était peu intéressé à transiger avec des « marchands du temple ». Toutefois, un marguillier affairiste de la Fabrique de paroisse Saint-Dominique avait détecté une bonne affaire, semble-t-il. C’est ainsi que le 4 mars 2002, après de longues tractations, la paroisse Saint-Dominique vend l’église Saint-Cœur-de-Marie au Palais des Arts, un organisme à but non lucratif (OBNL), qui propose d’exploiter le bâtiment à des fins culturelles (expositions et spectacles). Le prix de vente est alors de 300 000 $.

12 2001, 4 avril : vente de la Corporation de l’archevêque catholique romain de Québec (Maurice Couture) à la Fabrique de la paroisse Saint-Dominique de Québec (Jacques Marcotte, curé).

Projet de Mémorial dans
l’église Saint-Cœur-de-Marie
Maquettes réalisées à l’École
d’architecture de l’Université Laval

Le contrat de vente de 2002 stipule que le vendeur « will immediately obtain discharge of all its obligations arising from the protocol agreement signed by La Ville de Québec, la Ministre de la culture et des communications and la Commission de la Capitale nationale et La Fabrique Saint-Cœur-de-Marie, le 20 Mai 199713 ». C’est-à-dire que l’acquéreur est absous de rembourser les fonds publics investis lors de la consolidation du clocher, comme le prévoyait l’entente de mars 1997. En contrepartie l’acquéreur prend des engagements importants :

« Special obligations of the Purchaser: The Purchaser is and shall remain a non-profit corporation and shall only occupy and operate the building and property on a non-profit basis. The observance of these conditions shall be secured by inspection, audit or other control measures applied by the interested governmental authorities. To use the property as a spiritual, social and cultural center and to provide a facility for a variety of private and public functions catering to all persons and organisations. To restore and preserve the building in its architectural integrity, both interior and exterior, and to protect its heritage and historical significance. To undertake the complete restoration of the building within delays of six (6) months following the date hereof. »

En bref, le Palais des Arts devra demeurer un OBNL et agir sur le site sans recherche de profits, sous réserve d’inspections et de mesure de contrôle par les autorités gouvernementales. L’usage est restreint à des activités spirituelles, sociales et culturelles en offrant seulement des services de restauration requis par ces activités. Mais, surtout, l’acquéreur s’engage à préserver l’intégrité architecturale, tant extérieure qu’intérieure du bâtiment, et d’en protéger le patrimoine et la signification historique ; il s’engage aussi à entreprendre la restauration complète du bâtiment dans un délai de six mois après la prise de possession.

En soi, ces conditions de vente paraissent optimales. Mais, le seul recours des vendeurs en cas de non-respect des clauses est d’exiger la rétrocession du bien vendu. Or, on comprend que ni la paroisse Saint-Dominique, qui a encaissé le prix de vente de 300 000 $, ni le Diocèse, pas plus que la Ville ou le Ministère, ne veuillent récupérer cette patate chaude (i.e. une église en mauvais état et sans usage). Le gérant du Palais des Arts savait cela, puisque à peine un an après l’acquisition, déclarait-il : « Si nous voulons rénover à fond, il est possible qu’on ait à devenir une entreprise à profit14. »

La vente suscita une polémique à Québec. C’est que l’acquéreur — sous le couvert d’un OBNL — est Alex Daryoush Rahmi, homme d’affaires de la Virginie-Occidentale (en fait vendeur de voitures usagées), d’origine iranienne et de foi Bahá’í. Plusieurs lui prêtent l’intention d’installer un temple Bahá’í dans l’ancienne église catholique, ce qui leur paraît hérétique. En fait le projet de l’homme d’affaires est tout autre. Il l’a fait connaître à plusieurs reprises : « M. Rahmi a l’intention de transformer l’église en Palais des Arts où se côtoieront artistes, peintres, musiciens, chanteurs, danseurs et où on tiendra des expositions de toutes sortes. Les travaux sont estimés à 4 millions $ et pourraient commencer cet été si la Ville de Québec et les gouvernements provincial et fédéral accordent des subventions. M. Beaumont [le gérant] : ‘Nous souhaitons implanter un centre multiculturel et multifonctionnel qui servira de vitrine des arts à Québec, en complémentarité avec ce qui se fait déjà. Le sous-sol ferait place à un incubateur d’artistes. Le jour ils donneraient des cours de peinture, de chant, de danse et de musique. En soirée le public serait invité à écouter des chants gospels et des musiques sacrées’. Des projets sont en cours pour mettre en valeur la devanture de l’église avec des jeux de lumière et d’eau, des mosaïques et d’autres effets visuels… »

Pour donner du poids au projet, les responsables du Palais des Arts organisent plusieurs activités dans la nef de l’église Saint-Cœur-de-Marie : des fêtes, activités corporatives, colloques, enregistrements d’émissions télévisuelles, etc. Tout cela dans des décors grandioses avec des éclairages impressionnants, voire des spectacles audio-visuels et des tournages de films dont les images circulent largement. Les promoteurs évoquent le nom de partenaires prestigieux : le Cirque du Soleil, Robert Lepage, Luc Plamondon, par exemple. Tout se passe comme si une salle de fêtes était apparue sur la Grande Allée et que la magie opérait…

13 Registre des immeubles. No 1782817. 4 mars 2002. Vente de la paroisse Saint-Dominique au Palais des Arts (Claude Beaumont, secrétaire) du lot 1 212 894 avec dessus construite une église, 530 Grande Allée Est, Québec.

14 Croteau M. (2003, 29 juillet), Le Soleil, p. A9.

Scènes d’activités
organisées par le Palais des Arts

Mais les observateurs avertis et les autorités constatèrent rapidement que le projet était improvisé et tablait surtout sur l’abandon des clauses restrictives du contrat de vente, l’injection majeure de fonds publics, et surtout, d’importants compromis quant à la réglementation municipale. En même temps, nul n’avait pris soin de vérifier les antécédents et la solvabilité de ce promoteur cowboy et quérulent qui, en Virginie, se débattait dans des poursuites relatives à plusieurs faillites frauduleuses15.

Un an à peine après la vente de l’église au Palais des Arts, le quotidien Le Soleil titre donc : L’église des promesses non tenues : « Alors que, au-delà de 700 000 $ en fonds publics ont été injectés dans l’église Saint-Cœur-de-Marie, sur Grande Allée, à Québec, son propriétaire, le Palais des Arts, contrevient régulièrement aux règlements de zonage municipaux, en plus de violer les conditions d’achat de la bâtisse16. »

Il faut comprendre qu’au lendemain de la fermeture du lieu de culte, le zonage du site, « Institutionnel/lieu de culte », a dû être modifié. La Ville a donc accordé un zonage commercial léger17, ce qui exclut l’habitation et surtout les permis d’alcool. En fait, les résidents du quartier se sont vigoureusement opposés à la conversion de l’église en salle de spectacles18. Le secteur est en effet soumis, depuis les années 1980, à un moratoire sur les nouveaux bars et restaurants à l’ouest de la rue de Senezergues (ancienne rue Scott), ce qui a favorisé, au fil des ans, le développement résidentiel, notamment dans les anciens immeubles de la paroisse Saint-Cœur-de-Marie (presbytère et Patro) et autour du site de l’ancien couvent du Bon-Pasteur. Donc, après avoir tenu dans l’église une série d’événements dérogatoires, arrosés d’alcool, le promoteur revient à la charge en 2009 : « Après avoir essuyé deux échecs en sept ans, le propriétaire de l’église Saint-Cœur-de-Marie [le Palais des Arts] présente à la Ville de Québec une nouvelle demande de modification au règlement de zonage pour obtenir un permis d’y tenir des réceptions, des concerts, des bals et des vernissages avec service de restauration et de bar. Le parolier et metteur en scène Luc Plamondon s’intéresse au projet […]19. »

Le projet initial, soumis en 2002, fut rejeté en 2004 en raison d’un imbroglio causé par les mentions « discothèque et restaurant » dans le projet de modification mis de l’avant. Il a été rejeté une nouvelle fois en 2009. Les choses s’enveniment en 2010, quand la Cour municipale de Québec condamne le Palais des Arts et son gérant à acquitter les arrérages de taxes municipales. Puis, les commerçants de la Grande Allée, avec à leur tête André Verreault, directeur d’Action Promotion Grande Allée, commencent à mettre sérieusement en doute les intentions philanthropiques des gestionnaires du Palais des Arts. Ils montent au créneau pour s’opposer à la demande d’octroi d’un permis d’alcool, au nom d’une concurrence déloyale : « Nous sommes pour l’installation de commerçants dynamiques, des investisseurs, des gens passionnés et travailleurs (…) ils élaborent un concept, ils achètent ou louent un bâtiment ou un local, ils investissent temps et argent, ils demandent et obtiennent tous les permis nécessaires, se retroussent les manches et travaillent. Les gens du Palais des Arts font semblant d’être un organisme philanthropique dédié aux artistes, mais au fond leur but c’est de faire de cette salle une salle de réception de prestige ; ils veulent vendre de l’alcool ? Qu’ils le fassent légalement comme tous les commerçants de la Grande Allée, estime M. Verreault. »

Indiquant être pour la venue d’une telle salle de réception qui attirerait une clientèle plus importante, M. Verreault ne croit pas qu’Alex Rahmi et Yvan Cloutier [son gérant] représentent la solution : « Les administrateurs et propriétaires de l’église Saint-Cœur-de-Marie ne semblent pas en mesure de financer un tel projet. Alors, peut-être serait-il temps pour eux de vendre à des gens d’affaires sérieux20. »

Au printemps 2010, le Palais des Arts est dans une impasse. L’organisme est criblé de dettes ; son président s’est évaporé depuis quelque temps, aux prises avec la justice de son pays. Dans l’une de ses déclarations de faillite, il indique néanmoins parmi ses actifs, le Palais des Arts ! C’est dans ce contexte que survient la vente de l’église, le 8 décembre 2010, à la société 9204-4809 Québec Inc.21. Le prix de vente de 1,2 millions couvre toutes les hypothèques légales et les dettes garanties, dont les taxes municipales et scolaires dues, et une somme de 350 000 $, « conformément à une entente sous seing privé ». C’est probablement là qu’Alex Daryoush Rahmi a retrouvé le comptant investi lors de l’achat en 2002. 

Il faut néanmoins souligner que toutes les conditions imposées par le vendeur en 2002 (la paroisse Saint-Dominique, mais en fait le Diocèse de Québec), sont ignorées et non transférées au nouvel acquéreur, en 2010, ce qui est en soi illégal. Le maintien d’un OBNL, l’obligation de conserver et de mettre en valeur le patrimoine et l’obligation de restaurer l’église, tout cela disparaît. Pour faire respecter ces clauses restrictives, il aurait fallu que le Diocèse ou la ville requièrent la rétrocession de l’église pour non-respect du contrat de vente. C’est beaucoup demander au Diocèse qui ne cherche pas vraiment récupérer une église négligée. Du côté de la ville de Québec, Jean-Paul L’Allier, le visionnaire, a cédé la place, en 2005, à un nouveau maire. Il avait pourtant le sentiment d’avoir œuvré à la sauvegarde de l’église de la Grande Allée. En effet, en 1998, il avait déclaré : « nous avons trouvé les moyens d’investir près de 800 000 $ dans la restauration du clocher de l’église Saint-Cœur-de-Marie, élément significatif majeur du patrimoine urbain de la Haute-Ville. […] Une chose est certaine, lorsque les intérêts de l’Église, de la Ville et de l’État se rencontrent, la sauvegarde est assurée22. » Mais il avait aussi lancé un avertissement, voyant poindre à l’horizon des temps plus difficiles : « À moins que l’indifférence d’aujourd’hui ne soit remplacée par un minimum de clairvoyance et de décisions à caractère politique, nous verrons s’effacer en moins d’une génération le patrimoine qui rappelle ce que nous avons été et sans lequel nous n’aurions pu naviguer jusqu’à l’aube du troisième millénaire23. »

Lorsqu’il quitte la mairie en 2005, Jean-Paul L’Allier ne s’imaginait pas qu’un élu démolisseur prendrait sa place après le court intérim — plutôt positif en matière de gestion du patrimoine bâti — de la mairesse Andrée Boucher (décédée subitement en 2007), et que celui-ci se dévouerait corps et âme à propulser les promoteurs immobiliers dans le paysage construit de la ville historique, et ce, au point de se mériter le surnom de « fossoyeur du patrimoine »24.

Pour Régis Labeaume, le patrimoine ecclésial de la Capitale nationale, tout comme l’ensemble du patrimoine bâti d’ailleurs, est un frein au développement de la ville, à la fois par le coût élevé du maintien de ces figures symboliques, mais surtout par leur « prime location ». Et, par développement, il entend surtout la densification du territoire. Son règne, à Québec, de 2007 à 2021, a été marqué par une série de démolitions de bâtiments patrimoniaux remarquables25 qui ont souvent fait place à des constructions en hauteur. Je me souviens avoir assisté à une rencontre sur l’avenir de l’arrondissement historique de Sillery au cours de laquelle le nouveau maire, qui arrivait d’un voyage à Vancouver, avait exprimé son admiration pour les filiformes gratte-ciel de cette ville ; il voyait la falaise de Sillery peuplée de telles « chandelles »…

15 Aux dernières nouvelles, en septembre 2021, selon le site InmateAid, Alex Daryoush Rahmi était encore détenu aux États-Unis à la suite de ses faillites frauduleuses. URL : https://tinyurl.com/caxvkb53.

16 Croteau M. (2003, 29 juillet), L’église aux promesses non tenues, Le Soleil, p. A-1.

17 Administration, 11036Mc sur le Plan de zonage. Zonage identique à celui de l’édifice de la Laurentienne.

18 Normandin P.-A. (2004, 21 novembre), Église Saint-Cœur-de-Marie. Pétition contre la conversion en salle de spectacles, Le Soleil, p. A-9.

19 Caron R. (2009, 11 février), Projet de restauration. D’église à Palais des Arts.

20 Martel T. (2010, 10 février), Palais des arts : nouvel échec et grogne sur la Grande Allée, Québec Hebdo.

21 Registre foncier du Québec. No 17776662. Vente du Palais des Arts (Dany Bussières) à 9204-4809 Québec Inc. (Marie-Line Bolduc).

22 L’Allier J.-P. (1998-1999), « Des églises en quête de miracles », Continuité, no 79, p. 24-25.

23 Idem.

24 Leroy P.-H. (2012, 9 mai), César, Régis et le patrimoine, Le Soleil, URL : https://tinyurl.com/mk9wwejy.

Mosaïques de projets
proposés par le promoteur
L’église Saint-Cœur-de-Marie
« squattée » par un marché aux puces
© Marc Grignon
© Marc Grignon

La montée en puissance du promoteur

Dès l’acquisition de l’église Saint-Cœur-de-Marie en décembre 2010, le promoteur Louis Lessard ne fait pas mystère de sa volonté de remplacer le monument par une tour d’habitation. Il entreprend la préparation de projets en ce sens, mais reçoit un accueil plutôt tiède dans les services concernés de la Ville de Québec ; on lui fait valoir le poids signalétique et patrimonial du clocher de l’église qu’il faudrait donc conserver, quitte à l’insérer dans un projet de développement.

Les armes dont dispose la ville : le règlement de zonage qui, en l’état, proscrit l’habitation et limite les hauteurs. Ayant obtenu quelques vagues promesses qui l’avaient encouragé à préparer projet après projet, le promoteur, impatient, se rebiffe en septembre 2016, dénonçant ce qu’il qualifie de « volte-face » de la Ville sur l’avenir de son terrain [sic]. Il annonce vouloir « démolir l’édifice de style byzantin et le remplacer par une tour d’habitation de 18 étages26. »

Faut-il ici rappeler que la Ville avait annoncé souhaiter rouvrir le Plan particulier d’urbanisme (PPU) de la colline parlementaire pour y rajouter cinq sites d’intérêt à préserver, dont celui de l’église Saint-Cœur-de-Marie. Le promoteur, lui, « plaide que son projet de tour à condo, qu’il qualifie de ‘sublime’, s’intègre parfaitement dans le développement actuel de la Grande-Allée27. » Son projet ferait partie de l’allée des arts qui part du nouveau musée — qui a requis la démolition du couvent des Dominicains — et qui arrive jusqu’au Château Frontenac. Rien de moins…

En mars 2017, le débat se déplace alors dans des assemblées de consultation sur les modifications à apporter au PPU de la Colline parlementaire. Le promoteur continue à vanter son projet comme en témoigne cette déclaration : « Le promoteur et propriétaire du 530, Grande Allée Est (Société́ immobilière Lessard) souhaite le retrait de son site du programme d’acquisition d’immeubles de la Ville. Il mentionne que depuis sept ans, il a déposé́ plus de 9 versions différentes de plans avec plus de 5 firmes d’architectes, en collaboration avec la Ville, avec des tentatives de conservation du bâtiment. Les coûts sont importants et il n’y a pas de soutien financier de la municipalité́ ni du gouvernement. Il rappelle que le bâtiment est fermé au culte depuis 23 ans et que sa détérioration a commencé́ au-delà̀ des sept dernières années. Le dernier projet intègre une œuvre d’art et un rappel architectural des arches de l’église, et a recueilli l’appui de 400 personnes via Facebook. Il déposé également un mémoire et des lettres d’appui de commerçants et de promoteurs. Il demande à la Ville de considérer à nouveau son projet28. »

Les citoyens consultés sont partagés sur l’à-propos d’inscrire l’église Saint-Cœur-de-Marie au Programme d’acquisition d’immeubles de la Ville, ce qui préserverait l’église menacée. Le promoteur et ses représentants mettent alors en doute la valeur patrimoniale de l’église et la qualité des études qui ont consacré ce statut. À l’été 2017, la Ville adopte les modifications proposées au PPU et entame des démarches d’expropriation qui visent la maison Pollack, sur la Grande-Allée, tout aussi mal en point que l’église. Pour l’église Saint-Cœur-de-Marie, rien, sinon la promesse d’un vague concours d’idées pour sa requalification. Dès ce moment, le dossier de l’église Saint-Cœur-de-Marie est géré par le cabinet du maire Labaume.

Pendant ce temps-là, au début de 2018, le promoteur entreprend une campagne de diffamation du monument : il ouvre les portes au public avec un marché aux puces qui, littéralement « squatte » les lieux, en mettant en évidence l’état d’abandon de l’ancienne église. Puis, en juin 2019, on apprend que la Ville a accepté une demande de démolition, avec des conditions : « La Commission d’urbanisme recommande la déconstruction de l’église afin d’en conserver les pierres de revêtement de la façade, de même que les ferblanteries. […] C’est que la Commission indique qu’elle « exigera la reconstruction à l’identique de la portion avant du bâtiment29. »

Le promoteur s’oppose à cette décision « déraisonnable » à ces yeux ; il estime que la conservation de la façade (démontage et remontage devant le nouvel immeuble) coûterait à elle seule entre 8 et 10 millions de dollars et menace la Ville de poursuites. Mais, sans attendre, il annonce qu’il va démolir l’église, invoquant une situation d’urgence. En fait, Louis Lessard avait commandé un rapport d’ingénieur à la firme Douglas Consultants Inc., ingénieurs-conseils en structure, concluant que le bâtiment était fragile au point que des morceaux de pierre pourraient se détacher du clocher (pourtant restauré à grands frais en 1997…).

La démolition de la section haute du clocher s’est d’abord
faite avec soin, comme si on prévoyait devoir conserver la tour. Ce travail terminé, la structure de consolidation installée
en 1997 est apparue, bien solide.
© Pierre Lahoud

Avec ce rapport, il obtient, le 20 juin 2019, un jugement de la Cour supérieure l’enjoignant de procéder à la démolition pour des raisons de sécurité publique. Pour mettre de la pression, le promoteur bloque une partie de la Grande Allée, ce qui suscite évidemment un tollé général et des appels à la démolition rapide. Le 21 juin, sous pression, la Ville émet le permis de démolir, bien que celle-ci soit toujours liée à la conservation du clocher et de la façade.

La Ville l’a dit, « le promoteur peut démolir », la Cour supérieure a renchéri, « le promoteur doit démolir », tout ceci malgré l’avis du Service de protection contre l’incendie de Québec qui, sur place, constate qu’il n’y a pas de réel danger. Mais le promoteur ne veut toujours pas conserver et mettre en valeur la façade de l’ancienne église devant son nouvel immeuble. Son projet inavoué : démolir rapidement30 et de façon irrémédiable la partie haute du clocher — la figure emblématique —, ce qui, selon lui, permettrait de réduire rapidement le périmètre de sécurité. En fait, une fois disparu ce clocher encombrant, il sait que sa cause est gagnée, le volume de l’église « byzantine » n’ayant jamais suscité beaucoup d’intérêt en soi.

Les travaux de démolition sont entrepris le 26 juin 201931. Sur ces entrefaites, la ministre de la Culture avait refusé une demande de classement, déposée in extremis par la Fédération Histoire Québec32. De son côté, le maire Labeaume se défile en affirmant, assez curieusement, que « la Ville n’est pas dans le business des églises33 ». Point final.

L’église en cours de démolition
en septembre 2019
© Claude Thibault
© Claude Thibault
© Marc Bouchard
© Claude Thibault

Souvenons-nous de ce cas

Le cas de l’église Saint-Cœur-de-Marie montre de manière éloquente comment une déclaration d’intérêt patrimonial, voire un classement, ne sont pas des garanties de sauvegarde d’un monument de premier plan. La connaissance et la notoriété de notre patrimoine bâti — notre « vouloir patrimonial » — sont et seront perpétuellement à construire et reconstruire. J’ai vraiment l’impression que les efforts qui ont été déployés pour faire valoir et conserver l’église Saint-Cœur-de-Marie depuis le début des années 1990 ont été oubliés, voire ignorés. C’est que, dans l’opinion publique, celle qui mobilise les élus comme jamais, la question de la valeur d’usage économique du patrimoine, de son utilité immédiate, est désormais cruciale. Que fera-t-on de ce nombre sans cesse grandissant de sites et de bâtiments que nous voulons conserver ? Qui défraiera le coût de leur conservation et de leur mise en valeur ? En même temps, nous pourrions occuper ces sites avec des édifices qui répondent mieux aux besoins d’aujourd’hui.

Toutes ces questions se posent à ceux qui militent pour conserver un paysage construit de qualité, et qui possède une valeur identitaire certaine. Le cas de l’église Saint-Cœur-de-Marie est, de ce point de vue, un échec cuisant. En revanche, il démontre aux promoteurs sans scrupules qu’ils peuvent mettre la main sur des sites précieux et les rentabiliser à leur guise. La recette : fréquenter, entretenir et promouvoir des élus complaisants (des gens qui ont réussi en affaires, par exemple), et laisser le temps s’écouler et faire son œuvre, à l’abri de sanctions. Ainsi, on constate que, s’il y a des gens qui, au fils des ans, ont construit la notoriété patrimoniale de Québec, d’autres, de plus en plus nombreux, sont aujourd’hui très actifs à la défaire, très souvent par ignorance. Tout se passe comme si, tout autour de l’écrin qu’est le Vieux-Québec, les marchands du temple avaient désormais droit de cité. La Grande Allée, jadis artère prestigieuse, a perdu l’un après l’autre ses monuments les plus signifiants. C’est aujourd’hui une grande buvette, en pleine décadence, sertie d’immeubles de rapport, sans véritable qualité architecturale. Au terme de tout cela, il restera l’Hôtel du Parlement et le Manège militaire, deux propriétés publiques restaurées à grands frais.

On doit tirer des leçons de cette « saga ». On ne peut laisser le soin de notre patrimoine le plus précieux entre les mains d’entrepreneurs véreux, même s’ils se présentent sous le couvert d’un OBNL hasardeux. Les « propriétaires » du Palais des Arts n’ont jamais vraiment voulu conserver et mettre en valeur l’église Saint-Cœur-de-Marie ; tous s’en doutaient. Le promoteur Lessard n’a jamais vraiment eu l’intention, lui non plus, de conserver l’église, à moins que les pouvoirs publics ne paient le coût de cette conservation. Peut-on le lui reprocher ? Non, l’entreprise privée n’a pas pour vocation de sauver le patrimoine, elle vise d’abord et essentiellement la recherche de profits.

On doit cependant blâmer les autorités publiques, la Ville de Québec, d’abord, puis le ministère de la Culture et des Communications du Québec, ensuite. La Ville a, quoique certains prétendent aujourd’hui, les moyens de protéger son patrimoine. Jean-Paul L’Allier, maire, et Serge Viau, à l’époque directeur-général adjoint, ont littéralement sauvé l’église une première fois, en 1997. Il y a eu un manque de continuité, de volonté après cela, un changement de personnel et de cap. Sous le règne du maire Labeaume, tout s’est passé, à Québec, comme si le temps était venu pour que des promoteurs privés encaissent les bénéfices des investissements colossaux qui ont été faits depuis 1970 pour sauver et mettre en valeur le patrimoine collectif34. Les quartiers centraux qu’on abandonnait il n’y a pas si longtemps, sont aujourd’hui devenus des lieux de vie désirables, recherchés, notamment à cause de la qualité de leur paysage construit. Pourquoi alors les mutiler ? Les églises Saint-Sauveur et Saint-Jean-Baptiste, deux monuments mal en point, mais situés dans des quartiers vibrants, seront-elles les prochaines victimes de ce phénomène d’embourgeoisement ?

Quant au ministère de la Culture et des Communications, on chercherait en vain une stratégie, une cohérence. Refus de considérer le dossier de l’église Saint-Cœur-de-Marie, mais classement du piteux Cyclorama de Jérusalem de Sainte-Anne-de-Beaupré, qui n’impressionne personne (on aurait plutôt dû classer le pèlerinage à Sainte-Anne). Et cela, alors qu’il y a près de 200 églises dites « protégées » au Québec, qui, à terme, sont toutes en péril. Que faire avec « ces grandes nefs historiques », sinon que d’accompagner les municipalités à les prendre en charge ? Pourquoi donc vouloir classer l’église Saint-Sacrement, que la Ville n’a pas priorisée… et laisser aller l’église Saint-Jean-Baptiste, pourtant classée patrimoniale ? Où est le plan ?

La disparition de l’église Saint-Cœur-de-Marie de la Grande Allée est une perte, inestimable, irréparable. Il faut en tirer des leçons, l’utiliser pour faire œuvre de pédagogie. Et en sauver d’autres.

34 Morisset L. K. (2016), op. cit., p. 26-28.

Bibliographie

Citer cet article
Noppen Luc (2021), « La démolition de l’église Saint-Cœur-de-Marie », Requiem pour une église, vol. 1, n° 3, pp. 65-96, Paris-Québec :Éditions Photo|Société.

Financement de ce numéro
Cet article a été rendu possible grâce à une contribution financière des historiens Luc Noppen et Marc Grignon (Subvention Savoir du CRSH).

La disparation accélérée d’un patrimoine architectural

Le patrimoine religieux bâti du Québec est un sujet de débat controversé qui suscite des opinions divergentes quant à son importance et à la nécessité de le préserver. D’un côté, certains considèrent que ces bâtiments historiques sont des symboles importants de l’histoire et de la culture du Québec, et qu’ils doivent être préservés pour les générations futures. D’un autre côté, d’autres considèrent que le maintien de ces bâtiments peut être coûteux et inutile, et qu’ils ne reflètent plus les valeurs de la société moderne.

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Toutefois, il est important de noter que le maintien et la restauration de ces bâtiments peuvent être coûteux et chronophages. De plus, ces bâtiments sont souvent vieux et en mauvais état, et leur rénovation peut nécessiter un investissement important en temps et en argent. Par conséquent, certains considèrent que les ressources financières publiques devraient être consacrées à des projets plus utiles et pertinents pour la société moderne.

En outre, certaines personnes considèrent que ces bâtiments ne reflètent plus les valeurs et les croyances de la société moderne, et que leur préservation peut être considérée comme une forme de maintien de traditions obsolètes, considérant que la société québécoise est de plus en plus laïque et pluraliste.

Finalement, certaines églises peuvent être réutilisées à des fins culturelles et éducatives, permettant ainsi de sensibiliser les générations futures à l’histoire et à la culture de la plus importante société francophone d’Amérique du Nord qui vient d’amorcer son inéluctable déclin.

Synopsis

Le patrimoine religieux bâti du Québec est un sujet de débat controversé qui suscite des opinions divergentes quant à son importance et à la nécessité de le préserver. D’un côté, certains considèrent que ces bâtiments historiques sont des symboles importants de l’histoire et de la culture du Québec, et qu’ils doivent être préservés pour les générations futures. D’un autre côté, d’autres considèrent que le maintien de ces bâtiments peut être coûteux et inutile, et qu’ils ne reflètent plus les valeurs de la société moderne.

Pourtant, le patrimoine religieux bâti du Québec est un témoignage concret de l’histoire religieuse et culturelle du Québec. Ces bâtiments ont été construits au fil des siècles et sont souvent associés à des événements historiques importants et à des mouvements culturels qui ont marqué la société québécoise. De plus, ils sont souvent considérés comme des chefs-d’œuvre architecturaux et artistiques, représentant le savoir-faire et la créativité de leurs constructeurs.

Le roman policier au Québec, de ses origines à aujourd’hui

Qui de mieux placé que Norbert Spehner qui a contribué à la reconnaissance de nombreux auteurs de romans policiers québécois, pour nous entretenir de ce genre littéraire qui a connu une évolution significative depuis le milieu du XXe siècle ?

Aux origines du roman policier québécois

À la rencontre de la littérature québécoise
Couronnant le 25e anniversaire de l’AIEQ, le Voyage en littérature québécoise (VLQ) est un programme de formation destiné à l’enseignement de la littérature québécoise à l’étranger. Vivant, et illustré de documents d’époque et de références bibliographiques et numériques, cet outil pédagogique s’adresse aussi à toute personne désireuse de se familiariser ou d’approfondir ses connaissances dans le domaine. Présenté sous forme d’entrevues vidéo avec des spécialistes de divers genres littéraires, le VLQ repose sur l’Atlas littéraire du Québec (Fides, 2020), la plus récente synthèse parue sur le sujet, sous la direction de Pierre Hébert, Bernard Andrès et Alex Gagnon. Produites par l’AIEQ, ces entrevues sont conçues et animées par Bernard Andrès, captées et réalisées par Pierre Fraser. Au cours de l’entrevue ou en annexe à celle-ci, des renvois sont effectués à toutes les notices correspondantes, qui peuvent être consultées dans l’Atlas littéraire du Québec (disponible chez Fides, en bibliothèque et dans les centres d’études québécoises à l’étranger).

Tous les épisodes

Le roman policier au Québec et ses origines

Norbert Spehner explique les débuts du roman policier au Québec comme le résultat de l’influence de modèles français et américains, combinée à des réalités politiques et socioculturelles particulières au Québec de l’époque. Concept : Bernard AndrèsRéalisation : Pierre FraserProduction :…

Le chercheur de trésors (Philippe-Aubert de Gaspé fils)

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Le roman policier vs le roman d’aventure

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Les fascicules ont contribué au succès du roman policier en offrant aux lecteurs des histoires accessibles, régulières et à un prix abordable, ainsi qu’en permettant aux écrivains de publier leurs histoires en feuilleton pour fidéliser leur public. Les fascicules ont…

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Le désintérêt pour le roman policier au cours des années 1960-70

Le déclin du roman policier au Québec dans les années 1960 et 1970 s’explique par plusieurs facteurs, dont l’influence de la Révolution tranquille, la domination de la littérature engagée, la censure et la domination de la littérature européenne. Concept :…

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L’avenir du roman policier (polar) au Québec

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Le roman policier au Québec et ses origines

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Synopsis

Selon Norbert Spehner, le roman policier en France a exercé une influence importante sur les premiers romanciers québécois du genre. Les traductions françaises de romans policiers, ainsi que les éditions en français de romans de la série noire américaine, étaient largement disponibles au Québec dans les années 1940 et 1950. Les écrivains québécois ont ainsi pu s’inspirer de ces modèles pour créer leurs propres histoires policières. D’autre part, Spehner soutient que les réalités socioculturelles et politiques du Québec de l’époque ont également influencé le développement du roman policier. En effet, les années 1940 et 1950 ont été marquées par des tensions politiques et sociales au Québec, avec notamment la montée du mouvement souverainiste. Selon Spehner, ces tensions se reflètent dans les premiers romans policiers québécois, qui ont souvent pour toile de fond les milieux politiques et sociaux québécois. En somme, Spehner explique les débuts du roman policier au Québec comme le résultat de l’influence de modèles français et américains, combinée à des réalités politiques et socioculturelles particulières au Québec de l’époque.

Le chercheur de trésors (Philippe-Aubert de Gaspé fils)

Spehner souligne que « Le chercheur de trésor » a été publié à une époque où la littérature québécoise était encore en train de se développer. Les Québécois cherchaient des modèles littéraires pour établir une littérature nationale et les romans de Philippe Aubert de Gaspé fils ont été perçus comme une contribution importante à cette entreprise.

Synopsis

La popularité du roman « Le chercheur de trésor », de Philippe Aubert de Gaspé fils, est due en grande partie à son intrigue captivante. Le roman est un récit d’aventure qui met en scène des personnages hauts en couleur, des paysages grandioses, des trésors cachés, des complots et des rebondissements. Ce type de récit était très populaire auprès des lecteurs de l’époque. Par ailleurs, Spehner souligne que « Le chercheur de trésor » a été écrit dans un style simple et accessible qui a permis à un large public de s’y intéresser. En effet, à une époque où la plupart des œuvres littéraires étaient écrites dans un style sophistiqué et complexe, les romans de Philippe Aubert de Gaspé fils étaient accessibles aux lecteurs de toutes les classes sociales et de tous les niveaux d’instruction. En somme, la popularité de « Le chercheur de trésor » s’explique par son intrigue captivante, son style simple et accessible, ainsi que sa représentation de la réalité et de l’histoire du Québec. Le roman a ainsi été perçu comme une contribution importante à l’établissement de la littérature québécoise et a été largement lu et apprécié par les Québécois de l’époque.

Le roman policier vs le roman d’aventure

Alors que le roman policier est un genre qui se concentre sur la résolution d’un mystère ou d’un crime, souvent à travers une enquête menée par un détective professionnel ou amateur, en revanche, le roman d’aventure est un genre qui se concentre sur une histoire de voyage, d’exploration ou d’exploit.

Synopsis

Alors que le roman policier est un genre qui se concentre sur la résolution d’un mystère ou d’un crime, souvent à travers une enquête menée par un détective professionnel ou amateur, en revanche, le roman d’aventure est un genre qui se concentre sur une histoire de voyage, d’exploration ou d’exploit. Si le roman policier se caractérise par une intrigue complexe, des indices disséminés tout au long du récit, ainsi qu’un dénouement qui révèle le coupable et explique les motivations du crime, les romans d’aventure ont souvent un cadre exotique, un héros courageux, des antagonistes menaçants, ainsi que des obstacles et des dangers à surmonter.

Bien que ces deux genres puissent partager des éléments communs tels que des scènes d’action et une intrigue captivante, Norbert Spehner souligne que le roman policier peut être considéré comme un genre plus réaliste et rationnel, alors que le roman d’aventure est souvent plus fantastique et imaginaire.