Du foie gras au macaroni

Du moment que la classe moyenne adopte certains types aliments, ils perdent ainsi le caractère de différenciation de classe, ce qui fait que les élites recherchent un nouveau raffinement qui les distingue des classes sociales qui leurs sont inférieures. (© Photo : Pierre Fraser)

Les différences alimentaires sont avant tout des différences de classe sociale et que les goûts sont façonnés par la culture et contrôlés par la société. (© Photo : Pierre Fraser)

Les normes alimentaires sont socialement produites et internalisées et passent ainsi de la sphère sociale à la sphère du sujet. À ce titre, les repères visuels de cette photo soigneusement mis en scène, renvoient à une alimentation à l’aune de la santé qui ciblent les classes sociales plus favorisées. (© Photo : Min Che)

Citer cet article
Vignaux Georges (2017), «Du foie gras au macaroni», Plan rapproché, vol. 1, n° 2, Québec : Éditions Photo|Société.

DU FOIE GRAS AU MACARONI, c’est aussi la métaphore de se nourrir en tant que pauvre ou nanti. Le foie gras au torchon est un aliment élitiste, aliment de foodie et de distinction sociale disponible dans les boutiques spécialisées pendant la période du temps des fêtes au Québec, tandis que le macaroni, nourriture de tous les jours, nourriture d’indistinction sociale, est particulièrement disponible dans les banques alimentaires. Toutefois, les deux photos de gauche pointent aussi des tendances prenant forme d’images et de métaphores. Certes, il existe des symboles liés au luxe dont fait partie le foie gras, mais certains de ceux-ci sont des produits de luxe ritualisés dans un contexte social festif, la période de Noël.

Par exemple, il suffit de parler à un Gascon, qui vous confirmera sans équivoque que le foie gras c’est à Noël, parce que les oies ont été gavées à cette époque, et que c’est un produit du terroir dans lequel se reconnaît une communauté culturelle. Donc, si le foie gras est commun dans le Sud-Ouest de la France, il est luxueux à Paris ou à l’étranger. Ainsi, le foie gras n’est pas le signe du riche, mais plutôt le signe de la tendance vers la « distinction » au sens de Bourdieu, c’est-à-dire que ça fait chic, que c’est exceptionnel, tandis que le macaroni c’est tous les jours.

Les pratiques alimentaires ne sont pas seulement des comportements ou des habitudes, mais aussi et surtout des pratiques sociales ayant une dimension imaginaire, symbolique et sociale claire. Ainsi, les pratiques alimentaires ne sont pas seulement des comportements ou des habitudes, car en cela les humains ne se différencient pas du reste de l’espèce, mais aussi et surtout, ce sont des pratiques sociales, et pour cette raison elles impliquent une dimension imaginaire, symbolique et sociale.

Dans son ouvrage La distinction, critique sociale du jugement[1], Pierre Bourdieu avance l’idée que les gens choisissent en fonction de leurs préférences, que celles-ci sont prévisibles, pour autant que l’on connaisse leur milieu social de provenance, mettant ainsi en évidence l’origine sociale du goût et la forte concurrence entre les groupes sociaux pour l’affirmation de la distinction sociale. En explorant les caractéristiques différenciées du régime bourgeois et du régime populaire, Bourdieu parvient à postuler que les différences alimentaires sont avant tout des différences de classe sociale et que les goûts sont façonnés par la culture et contrôlés par la société.

Pour sa part, Norbert Elias, dans son ouvrage Sur le processus de civilisation[2], présente une piste fort intéressante : les changements se produisent sur le long terme et certains de ces changements persistent — les ustensiles de cuisine utilisées au XVIIIe siècle sont encore utilisées. En étudiant les manières de table des classes supérieures de différentes époques, il a pu en conclure qu’il ne s’agit pas d’un changement dans une seule direction, car il existe un comportement d’imitation des élites qui, en plus de modifier le comportement de ceux qui les imitent, modifie celui des couches qui sont imitées dans un processus de différenciation progressive.

Par exemple, les manières de la classe moyenne sont modifiées et elles perdent ainsi le caractère de différenciation de classe, ce qui fait que les élites recherchent un nouveau raffinement qui les distingue des classes sociales inférieures. Pour Elias, les problèmes de changement alimentaire nécessitent une analyse des changements dans le processus de civilisation, car l’expérience historique clarifie la signification de certaines règles, tant les exigences que les interdictions, tant des habitudes de table que dans la sélection des produits. En fait, ce que met en lumière Elias, c’est comment les normes alimentaires sont produites et internalisées, comment elles passent de la sphère sociale à la sphère du sujet.

En ce qui concerne les travaux des sociologues plus classiques, l’attention s’est portée de préférence sur les aspects productifs, en utilisant l’alimentation comme moyen efficace d’apprentissage d’autres manifestations sociales : inégalité, pouvoir, religion, etc. Si la sociologie de l’alimentation a souvent été identifiée à une sociologie de la consommation alimentaire, en même temps, et sans guère de lien avec la sociologie de la consommation, s’est développé une sociologie des systèmes alimentaires qui trouve son origine dans l’économie et dans la sociologie agricole, en particulier dans les études agro-alimentaires — une ligne centrée surtout sur la production mais qui s’oriente vers le monde de la consommation.

L’un des défis actuels de la sociologie de l’alimentation est-il d’articuler les deux aspects, production et consommation, dans les mêmes cadres théoriques ? De là, la sociologie photographique peut-elle contribuer à articuler ses deux aspects ? Autrement, le cadre de Bourdieu et celui d’Elias sont-ils plus appropriés pour un travail de sociologie photographique portant sur la distinction sociale en matière d’alimentation ? La question reste ouverte.


[1] Bourdieu, P. (1979), La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris : Éditions de minuit.
[2] Elias, N. (1989), La civilisation des mœurs, Paris : Pocket.

Lieux-mouvements

Les quartiers touristiques représentent l’une des multiples facettes de ce qu’est un lieu-mouvements. (© Photo : Pierre Fraser, 2018)

Définition

Un lieu-mouvements est un espace au sens fort de la plénitude sociale. Un lieu-mouvements se constitue comme lieu de connectivités concrètes et symboliques. Ces connectivités résident autant dans les pratiques de cet espace que dans les différents plans de lectures cognitives et symboliques que cet espace favorisera à travers ses repères, ses parcours et des réseaux. Cela prend forme d’ancrages concrets dans l’espace social : types de publics et d’habitants, stratégies d’adaptation et d’appropriation, interactions entre commerces, services et opportunités variées, flux de circulation.

À travers leurs réseaux visuels et leurs parcours visuels, la ville, le milieu rural, et les lieux dédiés aux manifestations culturelles, sportives, religieuses ou autres disposent d’un ou plusieurs lieux-mouvements. En ce sens, il est possible de dire que les gens « écrivent » ces espaces en termes de temporalités d’occupation, de perception et de déplacement au travers de ces mêmes espaces.

L’accessibilité d’un espace est donc tributaire de la question de sa structure, de ses aménagements et de ses perceptions chez les gens : c’est là que se fonde l’occupation de ces lieux, leurs formes et leurs problématiques. Les « porosités » entre tous ces espaces — aucun espace n’est une bulle isolée des autres espaces — auront pour conséquence que toute fonction préalablement définie se verra progressivement « digérée » par une autre (du touristique au commercial, du festif au culturel, du religieux au profane). Par exemple, les espaces du mouvement de la ville sont constitutifs de la ville même, au sens qu’ils sont autant figures métonymiques de l’urbain et de ses transformations que « bassins attracteurs » (au sens topologique) concentrant des populations, les unes en transit, les autres attirées là par une polarisation particulière de l’espace urbain, sous forme de territoires clos ou de nœud d’échanges.

Par exemple, la photo de gauche, prise dans le quartier Petit Champlain du Vieux-Québec, est représentative de la notion de lieu-mouvements. Certes, les quartiers touristiques sont forcément des lieux-mouvements, mais il en va de même des amphithéâtres, des centres commerciaux, des supermarchés, des lieux de culte, des lieux culturels.

En somme, partout là où la rencontre sociale se produit il y a lieu-mouvements et une analyse fine de ces lieux-mouvements doit fournir une connaissance des modalités selon lesquelles s’opèrent des logiques territoriales selon les rapports « interne/externe » (le lieu par rapport à ce qui l’irrigue et à ce qu’il renvoie en retour) et « ouvert/fermé » (jeux sur les frontières et délimitations). Il s’agit ici d’une double problématique, laquelle se constitue « en miroir », à savoir cette interaction continue qui fait la ville, entre constitution de pôles et concentrations nouvelles mettant en question ces pôles mêmes,

En fait, qu’est-ce qui fait lien à l’intérieur et lien de l’intérieur à l’extérieur ? C’est un peu comme si tout mouvement de l’urbain et sur la durée s’opérait par adhérence, c’est-à-dire par connectivités de proche en proche entre déplacements et activités, connectivités constitutives, chaque fois, de territoires déterminés. Ainsi, à partir de ces flux, et sur des durées tantôt longues tantôt brèves, la ville se constitue, se transforme. Repérer les lieux-mouvements c’est aussi montrer comment les parcours visuels sont utilisés, comment ils dynamisent des interactions sociales, comment ils créent du lien social.

En somme, l’important est de comprendre et d’analyser comment certains lieux s’articulent au sens fort de ces lieux en ce qu’ils se situent au croisement de réseaux de parcours et attirent (bassins attracteurs) les gens qui s’y retrouvent en fonction de buts précis, voire de familiarités.

© Texte : Georges Vignaux, Pierre Fraser, 2018
© Photos : Pierre Fraser, 2017

Frontières visuelles

Tout espace se définit à partir de repères visuels et instaure des limites, des frontières limitant ou ouvrant des parcours visuels internes/externes.

Définition

Une frontière visuelle est avant tout une limite physique. Elle circonscrit et délimite un territoire visuel. Une frontière visuelle est généralement représentée soit par un bâtiment, une voie de chemin de fer, une autoroute, un boisé, une falaise, une muraille, etc. Les frontières visuelles articulent les micros-territoires de la ville. Ici, Les délimitations physiques se donnant comme repères visuels deviennent supports de faisceaux de lectures sociales et par suite de frontières immatérielles, symboliques.

La photo de gauche, prise dans le quartier Saint-Roch de Québec, est intéressante à plus d’un égard concernant la notion de frontière visuelle :

  • elle rend compte d’une réalité plus qu’urbaine, alors qu’une bretelle d’accès à la haute ville surplombe une épicerie ;
  • le pilier de la bretelle d’accès comporte une peinture représentant une église de style gothique ;
  • le pilier de la bretelle d’accès est situé au carrefour d’un feu de circulation très achalandé sur le boulevard Charest ;
  • les gens que vous voyez assis près de la bicyclette (coin inférieur gauche de la photo) ou ceux assis à la gauche des bacs de récupérations sont des gens défavorisés.

Concrètement, tout espace se définit à partir de repères et instaure des limites, des frontières limitant ou ouvrant des parcours internes/externes. Ce travail des parcours construit des territoires dotés de lectures sociales et par suite de zones.

Les repères visuels de cette photo — le type de quartier dans lequel s’inscrivent les éléments architecturaux, l’épicerie située sous une bretelle d’accès surélevée, un pilier représentant une église gothique — instaurent des limites et des frontières. Le meilleur exemple en est donné par le pilier de la bretelle d’accès : avant que la ville de Québec ne prenne la décision d’autoriser une finalité artistique au pilier, celui-ci était régulièrement graffité, alors qu’il est aujourd’hui rarement graffité.

Pour les graffiteurs, la seule finalité artistique du pilier semble tracer une limite, délimiter une frontière qui ne doit pas être franchie. Ce pilier construit donc effectivement un territoire doté d’une lecture sociale différenciée pour différents groupes qui fréquentent le milieu.

© Texte : Georges Vignaux, Pierre Fraser, 2018
© Photos : Pierre Fraser, 2017

Franges visuelles

Définition

Une frange visuelle prend généralement la forme d’un terrain en friche ou d’un bâtiment à l’abandon. Ses limites sont à la fois précises et imprécises. Précises, dans le sens où elles sont géographiquement circonscrites. Imprécises, dans le sens où elles ne sont pas tout à fait socialement circonscrites, c’est-à-dire dont la fonction sociale n’est pas clairement déterminée.

Il existe, en milieu urbain, des zones intermédiaires de type frange. Le bâtiment de la première photo de gauche, situé à l’intersection des rues Saint-Joseph et Monseigneur-Gauvreau dans la portion revitalisée du quartier Saint-Roch de Québec, d’ancien commerce de proximité, est devenu par la suite une piquerie, a été squatté par des SDF, a été placardé par les autorités municipales, a été interdit d’utilisation, et est aujourd’hui un bâtiment tout à fait en phase avec la revitalisation du quartier.

Autre exemple, la seconde et la troisième photos de gauche sont intéressantes à plus d’un égard, car elles témoignent de la transformation d’un local commercial en frange visuelle en l’espace d’à peine 8 mois. Situé sur la rue St-Joseph dans le quartier St-Roch (Québec), encastré entre un restaurant (à gauche) et un centre communautaire (à droite), il est possible de constater, sur la première photo, que le commerce est sur le point de fermer ses portes, car il y a une affiche indiquant « Vente fin de bail » (le commerce a définitivement fermé ses portes le 30 juin 2014).

Sur la troisième photo, il est possible de constater que la façade du même local a subi une métamorphose impressionnante : de bâtiment à la fonction sociale précise, il est devenu un bâtiment à la fonction sociale imprécise. L’espace restreint de la façade de ce bâtiment est clairement devenu une frange. À quelques reprises, j’ai vu là des hommes uriner, d’autres fumer des joints, d’autres faire des transactions illicites, et en ce sens, il est pertinent de souligner que l’état de délabrement d’un espace donné incite aux incivilités (théorie de la vitre brisée) et à certaines formes de criminalité.

Comme le souligne le chercheur Georges Vignaux, on pourrait baptiser aussi ces espaces : « les marges » au sens de l’abandon, du sans destination, du non affecté, de la « zone », « à ban » comme on disait autrefois pour désigner l’espace des bannis et qui a donné « la banlieue ». Cela rejoint la notion de frange visuelle.

© Texte : Georges Vignaux, Pierre Fraser, 2018
© Photos : Pierre Fraser, 2016

Réseaux visuels

Les réseaux visuels constituent des réseaux sociaux.

Définition

1. Un réseau visuel est constitué de repères visuels propres à certains réseaux sociaux (le social et le sociétal, l’intangible) permettant leur identification et leur localisation dans le but de déclencher une action ou une opportunité d’actions.
2. Un réseau visuel forme des parcours sociaux pour certaines classes sociales ou communautés, et détermine d’autant certaines attitudes et comportements (les lieux où se concentre les dimensions symboliques perceptibles).

Un réseau visuel est articulé autour de trois caractéristiques : morphologique, fonctionnel, cognitif.

  • le morphologique avec ses rapports au territoire, les lieux où se concentre l’exclusion sociale, les dimensions physiques perceptibles, l’attitude des gens (à Paris, l’ouest riche versus l’est pauvre ; à Québec, la haute ville riche versus la basse ville défavorisée) ;
  • le fonctionnel, c’est-à-dire comment les réseaux travaillent le territoire et réciproquement, comment le territoire sollicite un ou des réseaux, voire un réseau hypothétique (à Paris, les Roms venus de Roumanie se terrent sous les bretelles d’autoroute du nord dans de vastes campements ignorés et se répandent dans la ville en réseau structuré pour le partage des contenus de poubelles ; à Québec, les défavorisés sillonnent surtout les rues du quartier St-Roch où plusieurs organismes communautaires qui leur sont dédiés y ont pignon sur rue) ;
  • le cognitif, c’est-à-dire les ancrages (repères) dans la ville, les systèmes de repérage pour le déplacement (parcours), schémas mentaux pour le parcours à pied, en voiture, etc., et qui constituent effectivement des réseaux d’appropriation locale ou globale de l’espace (territoire).

Des gens défavorisés et favorisés qui se côtoient représentent aussi la fonctionnalité d’un quartier.

L’aspect morphologique

Il est nécessaire de repérer le morphologique, c’est-à-dire comprendre comment se répartit la stratification sociale dans un milieu donné. Il importe aussi de savoir qu’un quartier ne livre pas de facto ce qui le caractérise. Il faut y passer plusieurs heures), le photographier sous tous les angles possibles afin de bien le saisir. Par la suite, il faut classer et répertorier les photographies, tenter de trouver à travers celles-ci ce qui montre le plus adéquatement la morphologie du quartier. Une fois engagé dans ce processus, il faut voir comment cette répartition est globalement effectuée, c’est-à-dire les quartiers ou arrondissements. Du moment qu’un quartier ou arrondissement est identifié, il faut :

  • s’informer sur sa structure économique et démographique (données statistiques) afin d’obtenir un premier portrait d’ensemble (rapports aux territoires) ;
  • parcourir le quartier, armé de sa caméra, et le photographier afin de savoir où se concentre l’exclusion sociale ;
  • identifier les dimensions physiques perceptibles et les photographier (architecture, circulation, types de commerces présents, services communautaires, trottoirs, pistes cyclables, éclairage, parcs urbains, mobilier urbain, graffitis), tout ce qui est susceptible de rendre compte des caractéristiques physiques d’un quartier ;
  • repérer les personnes qui habitent le quartier et les photographier (postures du corps, vêtements).

Montrer comment le territoire sollicite un ou des réseaux d’un territoire donné.

L’aspect fonctionnel

Montrer l’aspect fonctionnel d’un quartier — réseaux visuels qui travaillent le territoire et réciproquement — c’est aussi montrer comment le territoire sollicite un ou des réseaux d’un territoire donné. Réussir à montrer l’aspect fonctionnel par l’image est à la fois une démarche simple et complexe. Simple, car il suffit de repérer dans l’environnement les types de commerces ou services communautaires qui y sont présents. Complexe, dans le sens où photographier un commerce ne montre pas forcément comment celui-ci travaille le territoire et la relation que les habitants entretiennent avec lui.

Par exemple, si je photographie une épicerie, que je suis dans un quartier défavorisé et que je ne photographie que le commerce, je passe à côté de l’aspect fonctionnel de celui-ci. Autrement dit, il faut que je puisse photographier les gens qui entrent ou sortent de ce commerce, ce qui rendra effectivement compte de sa fonctionnalité. À ce titre, la photo de gauche est intéressante à plus d’un égard. Premièrement, elle dépeint un quartier où l’on retrouve des terrasses sur les trottoirs (quartier St-Roch de Québec en plein processus de revitalisation). Deuxièmement, si on prête le moindrement attention à ce qui compose cette photo, on y repère un homme dont l’attitude et les vêtements ne semblent pas concorder avec ceux des autres personnes présentes. Troisièmement, cette photo révèle aussi la mixité sociale, et qui dit mixité sociale signale aussi quartier central.

La spécificité de la dimension cognitive d’un réseau visuel se révèle en fonction du quartier.

L’aspect cognitif

Comme le montre la photo de gauche, prise dans le quartier Saint-Roch de Québec, chaque repère visuel fonctionne comme des ancrages cognitifs dédiés aux touristes, comme système de repérage pour orienter les déplacements (parcours), dessinant ainsi des schémas mentaux pour le parcours à pied, à vélo, en voiture, etc., et qui constituent effectivement des réseaux d’appropriation locale ou globale de l’espace (territoire). En fait, monter le cognitif n’est pas la tâche la plus simple, car il faut passer d’innombrables heures dans un quartier pour identifier ce qui fait repère visuel dans celui-ci pour les gens qui y habitent comme pour les gens qui y sont de passage.

Par exemple, les graffitis participent au repérage, tout comme les bâtiments démolis transformés en stationnements de surface. Par exemple, lorsque je me déplace dans les quartiers Saint-Roch, Saint-Sauveur et Saint-Jean-Baptiste de la ville Québec, mes principaux repères visuels sont les graffitis : ils m’indiquent des parcours de la défavorisation, car plus les graffitis sont présents sur les bâtiments ou les infrastructures, plus la défavorisation est présente, plus les bâtiments sont sujets au délabrement, plus les gens ont des postures qui manifestent la défavorisation. Tous ces parcours construits par les graffitis forment un réseau où s’inscrit la défavorisation.

En somme, les graffitis, dans le cas de figure présent, agissent comme des schémas mentaux qui me permettent de parcourir à pied le quartier. Tous ces graffitis forment un réseau d’appropriation locale et globale de ce territoire. En revanche, dans les quartiers centraux plus huppés ou en voie d’embourgeoisement, les graffitis fonctionnent autrement que par la simple défavorisation et ce sont ce sont d’autres repères visuels qui fonctionnent et qui en relèvent l’aspect cognitif.

© Georges Vignaux, Pierre Fraser, 2018

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Parcours visuels

Dans un marché public, les affiches et les agencements de produits que les commerçants mettent en place tracent des parcours incitant à la consommation. (© Photo : Pierre Fraser, 2015)

Dans un supermarché, les parcours visuels ont fait l’objet d’une analyse toute particulière afin de maximiser les ventes, dont, à l’entrée, fruits, légumes, poissonnerie, boulangerie, charcuterie, boucherie. (Photo du domaine public)

Définition

1. Un parcours visuel est constitué de repères visuels propres à certains espaces clairement délimités (l’espace et le territoire, le tangible)

2. Un parcours visuel forme des parcours de déplacements orientés dans telle ou telle direction en fonction de l’espace dans lequel il s’inscrit (les lieux où se concentre les dimensions physiques perceptibles).

Dans un marché public, les affiches et les agencements de produits que les commerçants mettent en place tracent des parcours invitant à la consommation. Dans un supermarché, ces parcours visuels ont fait l’objet d’une analyse toute particulière afin de maximiser les ventes : à l’entrée, fruits, légumes, poissonnerie, boulangerie, charcuterie, boucherie ; au centre, les produits transformés ; aux deux tiers, les produits de nettoyage, d’hygiène personnelle, et la nourriture pour animaux ; à l’extrémité les surgelés ; au fond, les produits laitiers et les viandes emballées.

Chaque allée d’un supermarché est identifiée par une affiche dressant la liste des produits qui s’y retrouvent. Chaque produit a lui-même fait l’objet d’une conception toute particulière pour attirer le consommateur. Tout, dans un supermarché, constitue des parcours visuels incitant à la consommation. Les parcours visuels sont aussi des parcours sociaux. À ce titre, la disposition de ce qui est offert dans une banque alimentaire est avant tout parcours social de la défavorisation qui n’incite en rien à la consommation, mais bien plutôt à combler une besoin de base, se nourrir.

Dans un supermarché à escompte, les produits sont disposés sur d’immenses étals similaires à ceux des entrepôts. Dans un supermarché standard, les produits sont disposés sur des présentoirs d’une hauteur maximale de 2 mètres. La localisation d’un supermarché, dans un quartier défavorisé, ou dans un quartier de la strate médiane de la classe moyenne, ou dans un quartier nanti, détermine la gamme de produits qui sera offerte. Concrètement, la localisation d’un supermarché définit en partie certaines pratiques alimentaires.

La banque alimentaire, tout comme le marché public, tout comme le supermarché, est confrontée à une seule et même contrainte : rendre accessibles le plus facilement possible les produits offerts gratuitement. Cependant, il y a une différence, et cette différence est majeure : alors que le commerçant du marché public et du supermarché jouent d’ingéniosité dans la mise en valeur de ses produits pour attirer le consommateur, la banque alimentaire n’a pas à se préoccuper de cette portion de la transaction commerciale : les produits sont disposés pêle-mêle sur des tables alignées les unes à la suite des autres. Il s’agit de mettre en place un circuit de denrées et de produits, c’est-à-dire un parcours visuel spécifique, un peu comme à la cafétéria, où le bénéficiaire se sert à la carte à travers une offre souvent fort limitée de produits.

Autrement, les graffitis, les bâtiments délabrés et le mobilier urbain abîmé agissent comme repères visuels qui tracent des parcours de la défavorisation. Autrement, l’attitude corporelle des gens et leurs vêtements sont autant de repères visuels qui tracent des parcours visuels : une personne vêtue à la dernière mode n’a pas les mêmes parcours géographiques et sociaux qu’une personne aux vêtements élimés et défraîchis.

Autre exemple, une église a toujours été un lieu-mouvements, c’est-à-dire un espace au sens fort de la plénitude sociale, qui se constitue comme lieu de connectivités concrètes (le tangible) et symboliques (l’intangible). Ces connectivités résident autant dans les pratiques de cet espace que dans les différents plans de lectures cognitives et symboliques que cet espace favorisera à travers ses repères visuels, ses parcours visuels et ses réseaux visuels. Une église est aussi une frontière visuelle, c’est-à-dire qu’elle est avant tout une limite physique, car elle circonscrit un territoire visuel dont les repères visuels relèvent de la foi catholique.

En ce sens, entrer dans une église, c’est aussi entrer dans un réseau visuel riche et dense composé d’une multitude de repères visuels d’ordre architectural — abside, chapelle, chœur, clocher, clocher-porche, crypte, déambulatoire, flèche, nef, parvis, transept, vitraux, voûtes —, de l’ordre du mobilier — autel, ambon, balustres, cathèdre, chaire, crédence, croix, confessionnaux, jubé, lutrin, prie-Dieu, stalles —, de l’ordre du culte — calice, ciboire, chemin de croix, cierges, crucifix, fonts baptismaux, hostie, patène, tabernacle, statues, vêtements sacerdotaux, vin. Ce réseau visuel, constitué de repères visuels propres au culte et à la dimension culturelle, permet leur identification et leur localisation dans le but de déclencher une action liée à la dimension religieuse. L’église est aussi parcours visuel, c’est-à-dire qu’elle est un espace circonscrit composé d’une multitude de repères visuels constitués en réseau visuel dans lequel évolue un individu dans le but d’accomplir une action ou un ensemble d’actions liées au culte, formant ainsi des parcours sociaux normalisant des attitudes et comportements spécifiques.

© Pierre Fraser (PhD), Georges Vignaux (PhD), 2018 / texte

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Google Watch ou l’encapsulation des valeurs sociales d’une époque

Google Watch

© Google, 2022

Le corps transparent renvoie au corps mesuré, jaugé, chiffré dans tous ses aspects et fonctions. Un corps en activité se localise dans un milieu donné dans une condition métabolique donnée. L’activité du corps, c’est son historique d’activité : emploi, déplacements, loisirs, sommeil, pratiques alimentaires, exercices. La localisation du corps renvoie à son milieu socioéconomique : milieu de vie, niveau de revenu, niveau de scolarité. L’état métabolique du corps renvoie à l’ensemble des réactions chimiques qui se déroulent au sein du corps pour le maintenir en vie : ces réactions chimiques sont non seulement mesurables, mais permettent aussi d’identifier les organes susceptibles de modifier l’équilibre chimique optimal du corps. En somme, le corps transparent est le corps obligé des technologies numériques.

Environnementalisme, autonomisation de soi, construction de soi, flexibilité et performance

Bien que la Google Watch soit la dernière des montres connectées à arriver sur le marché, elle embarque non seulement les mêmes technologies que toutes les autres montres connectées, mais franchit en même temps un pas en embarquant les valeurs sociales de notre époque. En cette ère de connectivité tous azimuts où la technologie subsume le social, où la technologie devient ni plus ni moins qu’une plateforme d’ingénierie sociale, cette nouvelle montre agit sur notre inscription en société.

Environnement, dans le sens où Google annonce d’emblée que le boîtier est confectionné à partir d’acier recyclé, que la vie de la pile est prolongée parce que le processus de suivi de la fréquence cardiaque a été modifié de sorte qu’il repose uniquement sur le coprocesseur de la puce, qui consomme beaucoup moins de la charge de la batterie que le processeur principal.

Autonomisation de soi, dans le sens où donner la possibilité à l’individu de monitorer sa propre condition métabolique et physiologique, c’est aussi le rendre de plus en autonome par rapport à lui-même. En fait, depuis 1985, la tendance est à une augmentation de l’autonomisation de l’individu, c’est-à-dire à l’augmentation de la charge des capacités individuelles pour faire face à l’emprise des mécanismes du marché à l’ensemble de la vie a graduellement amené l’individu à devenir de plus en plus autonome, le rendre libertarien malgré lui.

Construction de soi, dans le sens où dans une société abandonnée à la prédation du capital, de la finance, de l’économie et de l’Ordre marchand, où la précarité du travail devient de plus en plus une condition inévitable, devenir l’architecte de sa vie, maître de son destin et entrepreneur de soi-même est forcément un impératif.

Performance, dans le sens où l’individu qui a la capacité d’améliorer sa propre condition physique en la monitorant à partir d’une simple montre attachée à son bras devient forcément un individu en mesure d’être non seulement plus performant sur le plan physique, mais aussi de le devenir sur le plan intellectuel.

Flexibilité, dans le sens où la mondialisation du capitalisme, dans sa logique du juste à temps, a exigé des individus de plus en plus flexibles en mesure de s’adapter aux heures de travail de plus en plus décalées, des individus de plus en plus enserrés dans les milliers de fils invisibles de la communication qui les relient constamment au travail. L’individu, attaché à ces milliers de fils invisibles qui le lient constamment à une tâche quelconque, effacent toute coupure entre travail et loisir, luttent contre le temps mort, la vacuité et l’inoccupation, l’obligent à être constamment en besogne, à s’assurer d’une activité continue et sans répit.

Montre connectée, dans le sens où cette dernière est le prix à payer pour être constamment connecté non seulement au travail, aux loisirs, à la culture et à l’économie, mais aussi être connectée à son corps pour le rendre dicible et transparent, ce corps obligé des technologies numériques.

© Pierre Fraser (PhD), sociologue, 2022