Tourner un documentaire, défis et enjeux de société

La sociologie filmique utilise le langage visuel du cinéma pour raconter des histoires qui reflètent la réalité sociale, tout en produisant une réflexion critique sur ladite réalité, autorisant par le fait même de comprendre et d’analyser les enjeux sociaux à laquelle elle renvoie à travers des images et des sons, afin de susciter une réflexion critique sur ces enjeux.

Selon les sociologues Jean-Pierre Durand et Joyce Sebag, avec la sociologie filmique, « il ne s’agit plus seulement de faire de la sociologie à partir des productions picturales ou sonores d’autrui, mais de conduire des sociologues à réaliser eux-mêmes (voire en coopération avec des professionnels) des documentaires sociologiques. Et cela en allant jusqu’au bout de la logique, à savoir que le film se suffise à lui-même – c’est-à-dire sans commentaire de l’écriture-papier d’accompagnement. Bien sûr, cela ne signifie pas la fin de l’écriture-papier – bien au contraire – puisque celui-ci est le support des débats, des critiques du film projeté et plus encore des difficultés ou des écueils pour fabriquer ces documentaires sociologiques1. » À l’évidence, le numéro « Penser l’accessibilité » ne rencontre pas tout à fait cette exigence, car chaque vidéo de chaque article de ce numéro cherche à appuyer ce que propose l’écrit. En fait, nous n’avons pas conçu un documentaire qui se suffise à lui-même qui allait explorer plus de dix-huit cas différents de personnes en situation de handicap, mais bien des séquences vidéos indépendantes les unes des autres qui rendraient compte de situations bien particulières en fonction de chacun des articles rédigés par autant d’équipes de chercheurs, comme celle d’une activité de loisirs au Lac Simon ou celle d’un éducateur spécialisé qui intervient auprès d’une dame ayant subi un traumatisme craniocérébral.

Est-ce que ces deux vidéos se suffisent à elles-mêmes ? Faut-il obligatoirement qu’elles soient appuyées par un article scientifique ? En fait, elles se suffisent à elles-mêmes, car elles expliquent très bien le problème abordé et les solutions proposées. Par exemple, la seconde vidéo s’intègre dans l’article de la chercheure Valérie Poulin et vient appuyer le propos de l’un des paragraphes de celui-ci. Il y a donc là réciprocité dans l’appui de la vidéo envers l’article et vice-versa. En ce sens, nous rencontrons le critère formulé par Durand et Sebag, à savoir que le documentaire doit se suffire à lui-même.

© Texte : Pierre Fraser (PhD), 2023
© Vidéos : Pierre Fraser (PhD), 2022
© Images : Photo|Société, 2023

Toutefois, ces vidéos ne sont pas des documentaires au sens strict du terme, car elles sont brèves et ne visent qu’un sujet en particulier, mais elles ont ceci de particulier qu’elles créent une immersion dans le réel, en présentant des images et des sons qui permettent de comprendre et de ressentir la complexité d’une certaine réalité sociale. Peut-on dès lors considérer que cette immersion peut parfois être plus efficace que les écrits académiques ou les données statistiques pour susciter une réflexion critique, puisqu’elle permet une identification plus forte avec les personnes et les situations représentées ? Il y a un peu de cela, mais seule une contextualisation appropriée, comme celle d’un article scientifique, permet de saisir toute la portée du problème abordé.

Si on part de l’idée que « la sociologie filmique souhaite faire de la sociologie avec les techniques et les principes du cinéma pour réaliser des documentaires sociologiques2 » et que ce qu’elle montre doit être « une suite d’interactions qui produisent une pensée, des connaissances3 », il est possible de considérer que le travail que nous avons effectué rencontre ces deux critères. En d’autres termes, la sociologie filmique utilise le langage visuel du cinéma pour raconter des histoires qui reflètent la réalité sociale, tout en produisant une réflexion critique sur ladite réalité, autorisant par le fait même de comprendre et d’analyser les enjeux sociaux à laquelle elle renvoie à travers des images et des sons, afin de susciter une réflexion critique sur ces enjeux.

N’est-ce pas là l’un des rôles de la sociologie de susciter une réflexion critique sur différents enjeux sociaux ? Si le langage cinématographique est un langage universel qui permet de raconter des histoires en utilisant des images, des sons, des musiques, des dialogues et des effets spéciaux, de cette manière, la sociologie filmique est en mesure de parvenir à des résultats similaires pour représenter les phénomènes sociaux, les contextes culturels, les conflits et les contradictions de la vie sociale. De plus, la sociologie filmique utilise également des techniques de montage pour créer des effets de sens, de rythme et d’émotion qui permettent de stimuler la réflexion critique du public ; ce que nous avons fait dans le cadre des deux vidéos présentées plus tôt. Le choix des plans, la durée des séquences, les transitions entre les séquences, la musique, les effets sonores et les effets visuels sont autant d’éléments qui contribuent à susciter une réflexion critique. En cela, le but que nous visions est atteint.

Références
1 Durand, J.-P., Sebag, J. (2015), « La sociologie filmique : écrire la sociologie par le cinéma ? », L’Année sociologique, n° 65, pp. 71-96, DOI :  https://doi.org/10.3917/anso.151.0071.

2 Durand, J.-P., Sebag, J. (2020), La sociologie filmique, Paris : CNRS Éditions, p. 29.

3 Idem., p. 159.

Pourquoi faire un documentaire ?

Les embûches pour réaliser un documentaire sont nombreuses, ne serait-ce que sur le plan technique, mais celle qui risque de faire perdre le contrôle sur la trame narrative survient du moment où il s’agit de faire un documentaire qui prêche à des convertis, car il risque d’être noyauté par des intérêts différents que ceux du réalisateur. En somme, s’il s’agit de faire un documentaire pour payer ses factures à la fin du mois, il suffit de s’associer à des gens qui ont une vision du monde à proposer. Autrement, le fait de réaliser des documentaires guidés par les méthodes de la sociologie filmique relève alors d’une véritable démarche objective qui, avec le temps, permet d’asseoir la crédibilité du réalisateur, conduisant éventuellement à assurer une certaine sécurité financière.

Tout d’abord, le documentaire à dimension sociale peut être utilisé pour mettre en lumière des problèmes sociaux et sensibiliser le public à différents problèmes. Cela peut être particulièrement important lorsque ces problèmes sont ignorés ou mal compris par le grand public. Toutefois, il faut éviter de prêcher à des convertis (l’erreur la plus commune et fréquente) et/ou de faire dans le sensationnalisme comme le propose le cinéaste américain Michael Moore avec ses documentaires.

Deuxièmement, le documentaire à dimension sociale peut être utilisé pour documenter et rappeler des événements historiques importants et pour conserver la mémoire de ces événements. Cela peut aider à préserver notre patrimoine culturel et à mieux comprendre notre passé. En conservant ces souvenirs et en les partageant avec le public, le documentaire peut contribuer à notre compréhension collective de notre propre culture. Par exemple, la série documentaire Requiem pour une église que j’ai réalisée, dans le cadre de la disparition accélérée du patrimoine religieux bâti au Québec, entre dans cette catégorie.

Troisièmement, le documentaire à dimension sociale peut être un moyen de créer de l’intérêt à propos d’un phénomène social afin de susciter des changements susceptibles d’améliorer une situation. En informant le public sur certains problèmes sociaux, par exemple celui de l’accessibilité pour des personnes présentant certains types de handicaps, et en lui montrant comment ces problèmes affectent les gens de manière concrète, le documentaire peut être un puissant outil de mobilisation et de changement social.

Quatrièmement, le documentaire à dimension sociale peut être un moyen pour les réalisateurs de s’engager personnellement et de faire entendre leur voix sur des sujets qui leur tiennent à cœur. En utilisant leur talent et leur expertise pour raconter des histoires socialement significatives, les réalisateurs peuvent faire une différence dans la vie de certaines personnes. Par exemple, en 2018, j’ai réalisé un documentaire sur la possibilité d’implanter un bain portuaire au Bassin Louise à Québec. Quatre ans plus tard, en 2022, le documentaire aura atteint son but, comme le souligne Michel Beaulieu, porte-parole de la Société des Gens de Baignade dans la vidéo ci-dessous.

Enfin, le documentaire à dimension sociale peut être un moyen de divertissement et de partage de connaissances pour le public. En proposant des histoires captivantes et en informant sur des sujets d’intérêt public, le documentaire peut être un moyen de sensibiliser et d’éduquer le public tout en lui offrant une expérience filmique enrichissante.

© Pierre Fraser (PhD), sociologue / 2023