Territoires visuels

Les innombrables repères visuels disséminés partout dans un quelconque quartier circonscrivent un territoire social invisible sous-jacent (le social et le sociétal), en épaisseur, qui se superpose à l’espace géographique, d’où des repères, des parcours, des réseaux, des frontières, des lieux-mouvements et des franges qui régissent la vie sociale dans son ensemble.

Définition

  • 1. Un territoire visuel est avant tout géographiquement délimité : il correspond généralement à un quartier ou à des aires aux propriétés et caractéristiques visuelles similaires.
  • 2. Un territoire visuel se positionne par rapport à l’espace territorial global sous forme de filtres superposés spécifiques ou généraux, inclusifs ou exclusifs.
  • 3. Un territoire visuel est essentiellement composé de réseaux visuels (le social et le sociétal, l’intangible) et de parcours visuels (l’espace et le territoire, le tangible) que construisent certains types de repères visuels.
  • 4. Un territoire visuel est socialement identifiable et interprétable par ceux qui l’habitent.

La notion de territoire visuel se veut avant tout un dispositif permettant d’analyser les images fixes et animées. Nous avons pour idée que si le rôle de la sociologie visuelle est de se cantonner à ne présenter que des images pour traduire certaines réalités sociales, elle est forcément un sous-produit de la méthode sociologique et ne peut alors prétendre à son autonomie en tant que discipline à part entière. Auquel cas, si la sociologie visuelle ne doit être qu’une réplique du photojournalisme ou du documentaire photographique, certaines des célèbres photographies d’Henri Cartier-Bresson peuvent très bien faire l’affaire. En revanche, si une grille d’analyse permet de qualifier ce qui constitue le visuel, tout comme de comprendre comment le visuel s’inscrit dans un territoire et dans le social, il devient dès lors possible de procéder à des analyses sociologiques qui produisent de la connaissance où se conjuguent la construction de l’objet, le travail de terrain et les outils méthodologiques. Ce faisant, il devient possible de traiter l’image comme un modèle d’expression, de communication, de monstration et de démonstration, en somme, un outil qui rassemble les trois principes fondamentaux d’une analyse sociologique : la description, la recherche des contextes, l’interprétation. Pour y parvenir, nous proposons six concepts clés qui articulent la notion de territoire visuel : repères visuels, réseaux visuels, parcours visuels, frontières visuelles, frange visuelles, lieux-mouvements.

Concrètement, nous faisons de la notion de repère visuel l’unité minimale constituante d’un territoire visuel, ce qui permet de construire des réseaux visuels (le social et le sociétal) et des parcours visuels (l’espace et le territoire) eux-mêmes constitués de franges visuelles, de frontières visuelles et de lieux-mouvements qui les caractérisent et les délimitent. En fait, la ville comme macroterritoire se fragmente ainsi en une multitude de microterritoires (quartiers, espaces publics dédiés, bâtiments) possédant leurs propres repères, réseaux et parcours visuels.

Tout cela suppose des réseaux et des parcours jalonnés de repères visuels qui renvoient à des pratiques sociales spécifiques et différenciées. Dans un quartier en processus d’embourgeoisement ou déjà embourgeoisé, en matière de parcours visuel (l’espace et le territoire), tout l’espace physique est structuré autour de repères visuels destinés à signaler l’embourgeoisement progressif du quartier par un aménagement spécifique, depuis le type de mobilier urbain, en passant par la conservation de bâtiments âgés bien entretenus, jusqu’aux commerces de proximité destinés à une clientèle favorisée côtoyant des services d’aide sociale destinés à une clientèle moins nantie. Ici, réseaux visuels et parcours visuels se superposent, constitués de plusieurs couches de représentations sociales que rend directement accessible la photographie ou la vidéo.

© Georges Vignaux (PhD) et Pierre Fraser (PhD), 2016 / texte
© Photo entête : Denis Harvey (2019, Chûte-aux-Outardes, Côte-Nord, Québec)
© Photo d’article : Pierre Fraser (2018)
© Vidéo : Pierre Fraser (2021)

Lieux-mouvements

Les quartiers touristiques représentent l’une des multiples facettes de ce qu’est un lieu-mouvements. (© Photo : Pierre Fraser, 2018)

Définition

Un lieu-mouvements est un espace au sens fort de la plénitude sociale. Un lieu-mouvements se constitue comme lieu de connectivités concrètes et symboliques. Ces connectivités résident autant dans les pratiques de cet espace que dans les différents plans de lectures cognitives et symboliques que cet espace favorisera à travers ses repères, ses parcours et des réseaux. Cela prend forme d’ancrages concrets dans l’espace social : types de publics et d’habitants, stratégies d’adaptation et d’appropriation, interactions entre commerces, services et opportunités variées, flux de circulation.

À travers leurs réseaux visuels et leurs parcours visuels, la ville, le milieu rural, et les lieux dédiés aux manifestations culturelles, sportives, religieuses ou autres disposent d’un ou plusieurs lieux-mouvements. En ce sens, il est possible de dire que les gens « écrivent » ces espaces en termes de temporalités d’occupation, de perception et de déplacement au travers de ces mêmes espaces.

L’accessibilité d’un espace est donc tributaire de la question de sa structure, de ses aménagements et de ses perceptions chez les gens : c’est là que se fonde l’occupation de ces lieux, leurs formes et leurs problématiques. Les « porosités » entre tous ces espaces — aucun espace n’est une bulle isolée des autres espaces — auront pour conséquence que toute fonction préalablement définie se verra progressivement « digérée » par une autre (du touristique au commercial, du festif au culturel, du religieux au profane). Par exemple, les espaces du mouvement de la ville sont constitutifs de la ville même, au sens qu’ils sont autant figures métonymiques de l’urbain et de ses transformations que « bassins attracteurs » (au sens topologique) concentrant des populations, les unes en transit, les autres attirées là par une polarisation particulière de l’espace urbain, sous forme de territoires clos ou de nœud d’échanges.

Par exemple, la photo de gauche, prise dans le quartier Petit Champlain du Vieux-Québec, est représentative de la notion de lieu-mouvements. Certes, les quartiers touristiques sont forcément des lieux-mouvements, mais il en va de même des amphithéâtres, des centres commerciaux, des supermarchés, des lieux de culte, des lieux culturels.

En somme, partout là où la rencontre sociale se produit il y a lieu-mouvements et une analyse fine de ces lieux-mouvements doit fournir une connaissance des modalités selon lesquelles s’opèrent des logiques territoriales selon les rapports « interne/externe » (le lieu par rapport à ce qui l’irrigue et à ce qu’il renvoie en retour) et « ouvert/fermé » (jeux sur les frontières et délimitations). Il s’agit ici d’une double problématique, laquelle se constitue « en miroir », à savoir cette interaction continue qui fait la ville, entre constitution de pôles et concentrations nouvelles mettant en question ces pôles mêmes,

En fait, qu’est-ce qui fait lien à l’intérieur et lien de l’intérieur à l’extérieur ? C’est un peu comme si tout mouvement de l’urbain et sur la durée s’opérait par adhérence, c’est-à-dire par connectivités de proche en proche entre déplacements et activités, connectivités constitutives, chaque fois, de territoires déterminés. Ainsi, à partir de ces flux, et sur des durées tantôt longues tantôt brèves, la ville se constitue, se transforme. Repérer les lieux-mouvements c’est aussi montrer comment les parcours visuels sont utilisés, comment ils dynamisent des interactions sociales, comment ils créent du lien social.

En somme, l’important est de comprendre et d’analyser comment certains lieux s’articulent au sens fort de ces lieux en ce qu’ils se situent au croisement de réseaux de parcours et attirent (bassins attracteurs) les gens qui s’y retrouvent en fonction de buts précis, voire de familiarités.

© Texte : Georges Vignaux, Pierre Fraser, 2018
© Photos : Pierre Fraser, 2017

Frontières visuelles

Tout espace se définit à partir de repères visuels et instaure des limites, des frontières limitant ou ouvrant des parcours visuels internes/externes.

Définition

Une frontière visuelle est avant tout une limite physique. Elle circonscrit et délimite un territoire visuel. Une frontière visuelle est généralement représentée soit par un bâtiment, une voie de chemin de fer, une autoroute, un boisé, une falaise, une muraille, etc. Les frontières visuelles articulent les micros-territoires de la ville. Ici, Les délimitations physiques se donnant comme repères visuels deviennent supports de faisceaux de lectures sociales et par suite de frontières immatérielles, symboliques.

La photo de gauche, prise dans le quartier Saint-Roch de Québec, est intéressante à plus d’un égard concernant la notion de frontière visuelle :

  • elle rend compte d’une réalité plus qu’urbaine, alors qu’une bretelle d’accès à la haute ville surplombe une épicerie ;
  • le pilier de la bretelle d’accès comporte une peinture représentant une église de style gothique ;
  • le pilier de la bretelle d’accès est situé au carrefour d’un feu de circulation très achalandé sur le boulevard Charest ;
  • les gens que vous voyez assis près de la bicyclette (coin inférieur gauche de la photo) ou ceux assis à la gauche des bacs de récupérations sont des gens défavorisés.

Concrètement, tout espace se définit à partir de repères et instaure des limites, des frontières limitant ou ouvrant des parcours internes/externes. Ce travail des parcours construit des territoires dotés de lectures sociales et par suite de zones.

Les repères visuels de cette photo — le type de quartier dans lequel s’inscrivent les éléments architecturaux, l’épicerie située sous une bretelle d’accès surélevée, un pilier représentant une église gothique — instaurent des limites et des frontières. Le meilleur exemple en est donné par le pilier de la bretelle d’accès : avant que la ville de Québec ne prenne la décision d’autoriser une finalité artistique au pilier, celui-ci était régulièrement graffité, alors qu’il est aujourd’hui rarement graffité.

Pour les graffiteurs, la seule finalité artistique du pilier semble tracer une limite, délimiter une frontière qui ne doit pas être franchie. Ce pilier construit donc effectivement un territoire doté d’une lecture sociale différenciée pour différents groupes qui fréquentent le milieu.

© Texte : Georges Vignaux, Pierre Fraser, 2018
© Photos : Pierre Fraser, 2017

Réseaux visuels

Les réseaux visuels constituent des réseaux sociaux.

Définition

1. Un réseau visuel est constitué de repères visuels propres à certains réseaux sociaux (le social et le sociétal, l’intangible) permettant leur identification et leur localisation dans le but de déclencher une action ou une opportunité d’actions.
2. Un réseau visuel forme des parcours sociaux pour certaines classes sociales ou communautés, et détermine d’autant certaines attitudes et comportements (les lieux où se concentre les dimensions symboliques perceptibles).

Un réseau visuel est articulé autour de trois caractéristiques : morphologique, fonctionnel, cognitif.

  • le morphologique avec ses rapports au territoire, les lieux où se concentre l’exclusion sociale, les dimensions physiques perceptibles, l’attitude des gens (à Paris, l’ouest riche versus l’est pauvre ; à Québec, la haute ville riche versus la basse ville défavorisée) ;
  • le fonctionnel, c’est-à-dire comment les réseaux travaillent le territoire et réciproquement, comment le territoire sollicite un ou des réseaux, voire un réseau hypothétique (à Paris, les Roms venus de Roumanie se terrent sous les bretelles d’autoroute du nord dans de vastes campements ignorés et se répandent dans la ville en réseau structuré pour le partage des contenus de poubelles ; à Québec, les défavorisés sillonnent surtout les rues du quartier St-Roch où plusieurs organismes communautaires qui leur sont dédiés y ont pignon sur rue) ;
  • le cognitif, c’est-à-dire les ancrages (repères) dans la ville, les systèmes de repérage pour le déplacement (parcours), schémas mentaux pour le parcours à pied, en voiture, etc., et qui constituent effectivement des réseaux d’appropriation locale ou globale de l’espace (territoire).

Des gens défavorisés et favorisés qui se côtoient représentent aussi la fonctionnalité d’un quartier.

L’aspect morphologique

Il est nécessaire de repérer le morphologique, c’est-à-dire comprendre comment se répartit la stratification sociale dans un milieu donné. Il importe aussi de savoir qu’un quartier ne livre pas de facto ce qui le caractérise. Il faut y passer plusieurs heures), le photographier sous tous les angles possibles afin de bien le saisir. Par la suite, il faut classer et répertorier les photographies, tenter de trouver à travers celles-ci ce qui montre le plus adéquatement la morphologie du quartier. Une fois engagé dans ce processus, il faut voir comment cette répartition est globalement effectuée, c’est-à-dire les quartiers ou arrondissements. Du moment qu’un quartier ou arrondissement est identifié, il faut :

  • s’informer sur sa structure économique et démographique (données statistiques) afin d’obtenir un premier portrait d’ensemble (rapports aux territoires) ;
  • parcourir le quartier, armé de sa caméra, et le photographier afin de savoir où se concentre l’exclusion sociale ;
  • identifier les dimensions physiques perceptibles et les photographier (architecture, circulation, types de commerces présents, services communautaires, trottoirs, pistes cyclables, éclairage, parcs urbains, mobilier urbain, graffitis), tout ce qui est susceptible de rendre compte des caractéristiques physiques d’un quartier ;
  • repérer les personnes qui habitent le quartier et les photographier (postures du corps, vêtements).

Montrer comment le territoire sollicite un ou des réseaux d’un territoire donné.

L’aspect fonctionnel

Montrer l’aspect fonctionnel d’un quartier — réseaux visuels qui travaillent le territoire et réciproquement — c’est aussi montrer comment le territoire sollicite un ou des réseaux d’un territoire donné. Réussir à montrer l’aspect fonctionnel par l’image est à la fois une démarche simple et complexe. Simple, car il suffit de repérer dans l’environnement les types de commerces ou services communautaires qui y sont présents. Complexe, dans le sens où photographier un commerce ne montre pas forcément comment celui-ci travaille le territoire et la relation que les habitants entretiennent avec lui.

Par exemple, si je photographie une épicerie, que je suis dans un quartier défavorisé et que je ne photographie que le commerce, je passe à côté de l’aspect fonctionnel de celui-ci. Autrement dit, il faut que je puisse photographier les gens qui entrent ou sortent de ce commerce, ce qui rendra effectivement compte de sa fonctionnalité. À ce titre, la photo de gauche est intéressante à plus d’un égard. Premièrement, elle dépeint un quartier où l’on retrouve des terrasses sur les trottoirs (quartier St-Roch de Québec en plein processus de revitalisation). Deuxièmement, si on prête le moindrement attention à ce qui compose cette photo, on y repère un homme dont l’attitude et les vêtements ne semblent pas concorder avec ceux des autres personnes présentes. Troisièmement, cette photo révèle aussi la mixité sociale, et qui dit mixité sociale signale aussi quartier central.

La spécificité de la dimension cognitive d’un réseau visuel se révèle en fonction du quartier.

L’aspect cognitif

Comme le montre la photo de gauche, prise dans le quartier Saint-Roch de Québec, chaque repère visuel fonctionne comme des ancrages cognitifs dédiés aux touristes, comme système de repérage pour orienter les déplacements (parcours), dessinant ainsi des schémas mentaux pour le parcours à pied, à vélo, en voiture, etc., et qui constituent effectivement des réseaux d’appropriation locale ou globale de l’espace (territoire). En fait, monter le cognitif n’est pas la tâche la plus simple, car il faut passer d’innombrables heures dans un quartier pour identifier ce qui fait repère visuel dans celui-ci pour les gens qui y habitent comme pour les gens qui y sont de passage.

Par exemple, les graffitis participent au repérage, tout comme les bâtiments démolis transformés en stationnements de surface. Par exemple, lorsque je me déplace dans les quartiers Saint-Roch, Saint-Sauveur et Saint-Jean-Baptiste de la ville Québec, mes principaux repères visuels sont les graffitis : ils m’indiquent des parcours de la défavorisation, car plus les graffitis sont présents sur les bâtiments ou les infrastructures, plus la défavorisation est présente, plus les bâtiments sont sujets au délabrement, plus les gens ont des postures qui manifestent la défavorisation. Tous ces parcours construits par les graffitis forment un réseau où s’inscrit la défavorisation.

En somme, les graffitis, dans le cas de figure présent, agissent comme des schémas mentaux qui me permettent de parcourir à pied le quartier. Tous ces graffitis forment un réseau d’appropriation locale et globale de ce territoire. En revanche, dans les quartiers centraux plus huppés ou en voie d’embourgeoisement, les graffitis fonctionnent autrement que par la simple défavorisation et ce sont ce sont d’autres repères visuels qui fonctionnent et qui en relèvent l’aspect cognitif.

© Georges Vignaux, Pierre Fraser, 2018

Parcours visuels

Dans un marché public, les affiches et les agencements de produits que les commerçants mettent en place tracent des parcours incitant à la consommation. (© Photo : Pierre Fraser, 2015)

Dans un supermarché, les parcours visuels ont fait l’objet d’une analyse toute particulière afin de maximiser les ventes, dont, à l’entrée, fruits, légumes, poissonnerie, boulangerie, charcuterie, boucherie. (Photo du domaine public)

Définition

1. Un parcours visuel est constitué de repères visuels propres à certains espaces clairement délimités (l’espace et le territoire, le tangible)

2. Un parcours visuel forme des parcours de déplacements orientés dans telle ou telle direction en fonction de l’espace dans lequel il s’inscrit (les lieux où se concentre les dimensions physiques perceptibles).

Dans un marché public, les affiches et les agencements de produits que les commerçants mettent en place tracent des parcours invitant à la consommation. Dans un supermarché, ces parcours visuels ont fait l’objet d’une analyse toute particulière afin de maximiser les ventes : à l’entrée, fruits, légumes, poissonnerie, boulangerie, charcuterie, boucherie ; au centre, les produits transformés ; aux deux tiers, les produits de nettoyage, d’hygiène personnelle, et la nourriture pour animaux ; à l’extrémité les surgelés ; au fond, les produits laitiers et les viandes emballées.

Chaque allée d’un supermarché est identifiée par une affiche dressant la liste des produits qui s’y retrouvent. Chaque produit a lui-même fait l’objet d’une conception toute particulière pour attirer le consommateur. Tout, dans un supermarché, constitue des parcours visuels incitant à la consommation. Les parcours visuels sont aussi des parcours sociaux. À ce titre, la disposition de ce qui est offert dans une banque alimentaire est avant tout parcours social de la défavorisation qui n’incite en rien à la consommation, mais bien plutôt à combler une besoin de base, se nourrir.

Dans un supermarché à escompte, les produits sont disposés sur d’immenses étals similaires à ceux des entrepôts. Dans un supermarché standard, les produits sont disposés sur des présentoirs d’une hauteur maximale de 2 mètres. La localisation d’un supermarché, dans un quartier défavorisé, ou dans un quartier de la strate médiane de la classe moyenne, ou dans un quartier nanti, détermine la gamme de produits qui sera offerte. Concrètement, la localisation d’un supermarché définit en partie certaines pratiques alimentaires.

La banque alimentaire, tout comme le marché public, tout comme le supermarché, est confrontée à une seule et même contrainte : rendre accessibles le plus facilement possible les produits offerts gratuitement. Cependant, il y a une différence, et cette différence est majeure : alors que le commerçant du marché public et du supermarché jouent d’ingéniosité dans la mise en valeur de ses produits pour attirer le consommateur, la banque alimentaire n’a pas à se préoccuper de cette portion de la transaction commerciale : les produits sont disposés pêle-mêle sur des tables alignées les unes à la suite des autres. Il s’agit de mettre en place un circuit de denrées et de produits, c’est-à-dire un parcours visuel spécifique, un peu comme à la cafétéria, où le bénéficiaire se sert à la carte à travers une offre souvent fort limitée de produits.

Autrement, les graffitis, les bâtiments délabrés et le mobilier urbain abîmé agissent comme repères visuels qui tracent des parcours de la défavorisation. Autrement, l’attitude corporelle des gens et leurs vêtements sont autant de repères visuels qui tracent des parcours visuels : une personne vêtue à la dernière mode n’a pas les mêmes parcours géographiques et sociaux qu’une personne aux vêtements élimés et défraîchis.

Autre exemple, une église a toujours été un lieu-mouvements, c’est-à-dire un espace au sens fort de la plénitude sociale, qui se constitue comme lieu de connectivités concrètes (le tangible) et symboliques (l’intangible). Ces connectivités résident autant dans les pratiques de cet espace que dans les différents plans de lectures cognitives et symboliques que cet espace favorisera à travers ses repères visuels, ses parcours visuels et ses réseaux visuels. Une église est aussi une frontière visuelle, c’est-à-dire qu’elle est avant tout une limite physique, car elle circonscrit un territoire visuel dont les repères visuels relèvent de la foi catholique.

En ce sens, entrer dans une église, c’est aussi entrer dans un réseau visuel riche et dense composé d’une multitude de repères visuels d’ordre architectural — abside, chapelle, chœur, clocher, clocher-porche, crypte, déambulatoire, flèche, nef, parvis, transept, vitraux, voûtes —, de l’ordre du mobilier — autel, ambon, balustres, cathèdre, chaire, crédence, croix, confessionnaux, jubé, lutrin, prie-Dieu, stalles —, de l’ordre du culte — calice, ciboire, chemin de croix, cierges, crucifix, fonts baptismaux, hostie, patène, tabernacle, statues, vêtements sacerdotaux, vin. Ce réseau visuel, constitué de repères visuels propres au culte et à la dimension culturelle, permet leur identification et leur localisation dans le but de déclencher une action liée à la dimension religieuse. L’église est aussi parcours visuel, c’est-à-dire qu’elle est un espace circonscrit composé d’une multitude de repères visuels constitués en réseau visuel dans lequel évolue un individu dans le but d’accomplir une action ou un ensemble d’actions liées au culte, formant ainsi des parcours sociaux normalisant des attitudes et comportements spécifiques.

© Pierre Fraser (PhD), Georges Vignaux (PhD), 2018 / texte

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Repères visuels

Le repère visuel participe à la normalisation des comportements, conduites, jugements, attitudes, opinions, croyances, et différencie ce qu’il convient de faire par rapport à la norme dominante.
(© Denis Harvey. Date : 4 septembre 2017. Lieu : Baie-Comeau (Côte-Nord), Québec. Matériel : Nikon D7100. Ouverture : f/22. Vitesse : 1/60. ISO : 100. Distance Focale : 90 mm.)

Définition

  • 1. Le repère visuel possède quatre propriétés distinctives : la visibilité (physique, historique, morphologique), la pertinence pour l’action (gare routière, carrefour, centre commercial, etc.), la distinctivité (impossible de le confondre avec un autre), la disponibilité (stabilité relativement pérenne dans son environnement).
  • 2. Le repère visuel possède quatre fonctions précises : signaler en vue de l’accomplissement d’actions ou suggérant l’opportunité d’actions ; localiser d’autres repères visuels qui doivent déclencher une action (le repère visuel est élément de réseau) ; confirmer qu’un individu est au bon endroit (positionnement précis sur un territoire) ; combler certaines attentes (art, commerce, divertissement, finance, spiritualité, etc.).
  • 3. Le repère visuel s’inscrit à l’intérieur de deux dimensions précises : le fonctionnel, c’est-à-dire comment les réseaux travaillent le territoire et réciproquement et comment le territoire sollicite un ou des réseaux, voire hypothétiques ; le cognitif, c’est-à-dire les ancrages (repères) dans la ville, les systèmes de repérage pour le déplacement (parcours), schémas mentaux pour le parcours à pied, en voiture, etc., et qui constituent effectivement des réseaux d’appropriation locale ou globale de l’espace (territoire).
  • 4. Le repère visuel participe à la normalisation des comportements, conduites, jugements, attitudes, opinions, croyances, et différencie ce qu’il convient de faire par rapport à la norme dominante.

Le morphologique d’un repère visuel signale aussi son lien avec la favorisation ou la défavorisation, entre quartiers centraux ou quartiers embourgeoisés, etc. ; le morphologique distingue. (© Pierre Fraser (PhD), 2015)

Les 4 propriétés d’un repère visuel

  • visibilité : caractéristiques morphologiques ;
  • distinctivité : il ne peut le confondre avec un autre ;
  • pertinence : ce à quoi il sert ;
  • disponibilité : stabilité dans l’environnement.

Presque tout, dans notre environnement, est repère visuel. Qu’il s’agisse des objets utilitaires du quotidien, des vêtements, du mobilier urbain, de l’architecture — lieux d’habitation, de culture, de culte, de commerce, de festivités, de production industrielle, de restauration, de santé, de scolarisation, de tourisme —, en passant par les moyens de déplacement et la signalisation qui les accompagnent, jusqu’à la représentation symbolique des missions régaliennes de l’État, tout est visuel.

De l’extérieur, on différencie l’hôpital du palais de justice par sa configuration architecturale. De l’intérieur, le décorum de l’hôpital se différencie totalement de celui du palais de justice : le personnel médical est vêtu de façon à signaler la prestation de soins — sarrau blanc, stéthoscope, masque de procédure — alors que le personnel judiciaire est vêtu de façon à signaler la prestation de prescriptions légales — policiers en uniforme et armés, agents de sécurité en uniforme, avocats et juges portant la toge. Il est impossible de confondre un hôpital avec un palais de justice, tout comme il est impossible de confondre un restaurant avec une quincaillerie. Cette impossibilité de confusion des genres visuels est liée au fait que chaque lieu possède ses propres repères visuels qui sont eux-mêmes liés à des codes visuels spécifiques.

Ces codes visuels sont enchâssés dans la fonction à laquelle ils sont dédié — le morphologique. Par exemple, le cardiomètre ne peut être confondu avec le marteau du juge, ni le pain acheté à l’épicerie avec le flacon d’aspirine — la distinctivité. Alors que la seringue a pour fonction d’injecter un quelconque liquide dans le corps dans le but de délivrer un traitement, la borne de recharge sert à recharger un véhicule électrique — la pertinence. Dans un hôpital on retrouvera tout le matériel médical nécessaire pour dispenser des soins de santé, alors que dans une église on retrouvera tous les objets servant à la dispensation du culte — la disponibilité. En somme, la visibilité d’un repère visuel tient par sa morphologie, sa distinctivité, sa pertinence et sa disponibilité. En ce sens, photographier un milieu de vie, c’est avant tout être en mesure de reconnaître les repères visuels qui le constituent.

En fait, l’environnement urbain et rural est constitué de repères visuels qui tracent des parcours à la fois géographiques et sociaux. Ces parcours s’inscrivent par la suite dans des territoires, eux aussi, à la fois géographiquement et socialement délimités. Par exemple, chaque quartier, qu’il soit favorisé ou défavorisé, possède certains repères visuels qui lui sont propres. Ce qui vaut dans un quartier ne vaut pas nécessairement dans l’autre ; on ne retrouvera pas dans un quartier cossu des murs ou des infrastructures graffités, alors qu’on en retrouvera plusieurs dans les quartiers centraux.

Dans un marché public, le commerçant peut jouer d’ingéniosité pour attirer le client par la présentation de son étal. (Photo Pierre Fraser, 2018)

À la banque alimentaire, les produits sont disposés pêle-mêle sur des tables alignées les unes à la suite des autres — signaler autrement. (Photo Pierre Fraser, 2018)

© Denis Harvey (2017)
© Georges Vignaux (PhD) et Pierre Fraser (PhD), 2016 / texte
© Photos d’articles : Pierre Fraser (2018)
© Vidéo : Pierre Fraser (2021)

Les 4 fonctions d’un repère visuel

  • signaler en vue de l’accomplissement d’actions ou suggérant l’opportunité d’actions ;
  • localiser d’autres repères qui doivent déclencher une action (le repère est élément de réseau) ;
  • confirmer qu’un individu est au bon endroit et/ou qu’il adopte les comportements appropriés ;
  • combler certaines attentes.

Chaque repère visuel signale l’accomplissement d’actions ou suggérant l’opportunité d’actions. Par exemple, fréquenter un supermarché ou un marché public versus une banque alimentaire sont deux expériences fort différentes même si la finalité relève de la même logique : s’alimenter. Aux fins de ma démonstration je mettrai en opposition un marché public (marché du Vieux-Port de Québec) et une banque alimentaire (La Bouchée Généreuse, quartier Limoilou, Québec).

La disposition d’un marché public doit répondre à une seule contrainte : rendre accessibles le plus facilement possible les produits à vendre — signaler, localiser, confirmer. Chaque commerçant dispose dès lors d’un espace qu’il loue, qui lui est attribué et qu’il peut aménager à sa guise, tout en respectant les règles édictées par le propriétaire des lieux. Certains commerçants, un peu plus fortunés, louent des espaces qu’ils configurent un peu comme une boutique, avec une porte d’entrée, d’où parfois l’impression d’être confronté à une consommation structurée et organisé, alors que le client cherche avant tout une « expérience » d’authenticité et de contact direct avec le vendeur et/ou le producteur. La configuration de vente, quant à elle, est classique : un ou des présentoirs sur lesquels sont déposés et alignés les produits à vendre. Pour le reste, il en va de la créativité du commerçant pour mettre en valeur sa marchandise. Et cette créativité se décline de plusieurs façons.

La banque alimentaire, tout comme le marché public, est confrontée à une seule et même contrainte : rendre accessibles le plus facilement possible les produits offerts gratuitement — signaler, localiser, confirmer. Cependant, il y a une différence, et cette différence est majeure : alors que le commerçant du marché public joue d’ingéniosité dans la mise en valeur de ses produits pour attirer le consommateur, la banque alimentaire n’a pas à se préoccuper de cette portion de la transaction commerciale : les produits sont disposés pêle-mêle sur des tables alignées les unes à la suite des autres — signaler autrement. Il s’agit de mettre en place un circuit de denrées et de produits, un peu comme à la cafétéria, où le bénéficiaire se sert à la carte à travers une offre souvent fort limitée de produits.

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