Ce travail photographique résulte tout d’abord d’une expérience subjective : j’ai travaillé comme conductrice de taxi-vélo à Paris de janvier à mai 2015 auprès de la compagnie B-Moville. Le moteur social qui m’a amené à faire ses photographies venait de ce constat : la prépondérance de la photographie à travers le tourisme et l’absence du conducteur sur les photographies, qui occupe pourtant continuellement ces espaces. De fait, ces photos révèlent leur simple présence et l’attente caractéristique de ce travail, il leur redonne une visibilité. D’un point de vue technique, les photographies sont prises dans l’instant, sans théâtralisation. Le mouvement des conducteurs est volontairement figé, tandis que les individus en arrière-plan sont flous. Le noir et blanc est choisi en réaction aux reproductions couleurs des grands monuments mondialement connus. Ainsi, les photos retrouvent une aura[5] et une certaine mélancolie. C’est une description modeste de la présence et de la singularité des conducteurs de vélo taxi constamment hors champ dans les photographies prises par les touristes. Conséquemment, les grands monuments et lieux touristiques (Notre-Dame, le grand Palais, la Statut du Général de Gaulle, Le Louvre, les champs Élysée) sont rapportés au second plan pour donner de l’importance aux individus. (Diane Tyburce, sociologue).

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Les conducteurs de taxi-vélo font partie de la catégorie « autoentrepreneur en tourisme vert », appellation que l’on nomme officieusement « tuk tuk », richsaw ou encore triporteur. Les taxis-vélos sont des véhicules écologiques – un vélo à trois roues avec un banc intégré pouvant transporter de 1 à 4 personnes, avec un petit moteur électrique intégré qui est placé sous la carriole du siège passager. Une course d’une heure vaut environ 50 euros, mais, pour arriver à rembourser la location du vélo-taxi, le conducteur doit travailler au moins 8 heures par jour pour avoir assez pour vivre convenablement, ce travail et donc éminemment précaire, les conducteurs n’ayant aucune assurance de toucher un salaire fixe et aucune protection sociales en cas d’accident. Cependant, pour louer un taxi-vélo, aucun papier officiel à donner mise à part une demande d’auto-entrepreneuriat, et aucune expérience antérieure comme coursier ou livreur n’est exigée.

Les conducteurs de vélo taxi se postent à des lieux touristiques connus comme le grand Palais, les Champs-Élysées, la tour Eiffel, le Musée du Louvre ou encore le Pont Alexandre III. Paris étant la première destination touristique mondiale, la photographie touristique est omniprésente, mais les conducteurs ne font pas « partie » du paysage photographié, leur fonction est de se mouvoir en emmenant les touristes à des destinations souvent précises contre rémunération, mais ils ne doivent pas faire partie du paysage imaginé et réel des touristes. La photographie, mais aussi la police qui distribue des contraventions aux conducteurs[1], rappelle leur position illégitime dans l’espace public, utilitaire, mais non esthétique. Ils inquiètent l’ordre public et l’imaginaire social touristique ; de surcroit, ces derniers sont, majoritairement, d’origine étrangère (Roumanie, Amérique Latine, Russie) ce qui peut attiser divers stigmates à leurs sujets.

L’attente se caractérise souvent par des échanges, des rires, des partages de nourritures, de boissons et de cigarettes. On le remarque sur la photo suivante, où deux amis colombiens sur la place Charles de Gaulle, en face du Grand Palais, échangent et discutent.

Les différentes populations se regroupaient aux mêmes endroits, tant et si bien que l’on pouvait découper l’espace d’occupation des taxis-vélo selon leur origine : les personnes d’origines roumaines à la Tour Eiffel, très souvent en famille; en aparté ce sont les seules communautés où j’ai pu voir des femmes travailler comme conductrices. Les personnes d’origines russes proches de la place de la Concorde, celles d’Amérique latine place du grand Palais et sur les Champs-Élysées. Enfin, les populations étaient plus hétérogènes à l’entrée du Musée du Louvre, même si l’on retrouvait peu de Roumains à cause d’une surveillance policière accrue[2]. Il y a donc une grande sociabilité entre communautés de même origine, par une culture, une langue et une identité commune.

Les échanges entre communautés étaient possibles, mais non fréquents, même si certains comportements témoignent d’une solidarité envers la communauté de métier des conducteurs : la pratique que l’on peut nommer de reconnaissance positive, c’est par exemple le fait de se saluer sans se connaitre, se faisant on se sent appartenir à la communauté des vélos taxis. Une autre pratique est celle du signal, c’est l’obligation implicite, pour un conducteur, d’alerter tous les autres conducteurs en cas d’intervention policière. La police, en effet, ne peut mettre de contraventions à un conducteur en mobilité, mais peut intervenir pour tous ceux qui stagnent et attendent une course[3] que le motif de la contravention soit justifié ou non.

Malgré toute cette belle solidarité entre communautés, je remarquais les stigmates[4] très forts concernant les personnes d’origines roumaines, les différentes communautés construisant une altérité négative vis-à-vis de ces populations. Ici, il s’agit d’une dévalorisation d’ordre morale qui prend pour facteur le pays d’origine, qui supposerait des caractéristiques et un comportement particulier qui diffèrent de la norme. Ces stigmates renvoyaient par exemple au fait de voler les touristes, ou encore concernant la dévalorisation du métier de conducteur de taxi-vélo en « cassant les prix » ce que, pourtant, chacun faisait, dans l’optique qu’il vaut mieux avoir une course peu chère que rien du tout. Ainsi, ces personnes subissaient la discrimination de leur origine par les touristes, par les conducteurs de taxi-vélo et par la police. De fait, la communauté roumaine des conducteurs de vélo-taxi était la population la plus invisibilisée et dévalorisée, et leur mobilité et la surveillance constante de la police ne m’a pas permis de leur rendre cette visibilité.

D’un point de vue technique, les photographies sont prises dans l’instant, sans théâtralisation. Le mouvement des conducteurs est volontairement figé, tandis que les individus en arrière-plan sont flous. Le noir et blanc est choisi en réaction aux reproductions couleurs des grands monuments mondialement connus. Ainsi, les photos retrouvent une aura[5] et une certaine mélancolie. C’est une description modeste de la présence et de la singularité des conducteurs de vélo taxi constamment hors champ dans les photographies prises par les touristes. Conséquemment, les grands monuments et lieux touristiques (Notre-Dame, le grand Palais, la Statut du Général de Gaulle, Le Louvre, les champs Élysée) sont rapportés au second plan pour donner de l’importance aux individus.


[1] Voici quelques exemples de contraventions données, recueillies dans des lettres de contestations qui circulaient auprès de tout conducteur averti : «conduite d’un véhicule à une vitesse excédant l’allure du pas sur un trottoir sur les champs Élysées» (art.413-18 du CR), «un  stationnement dangereux d’un véhicule à la Tour Eiffel suite au plan vigipirate», (art.417.9 du CR).

[2] La police donnait des contraventions aux conducteurs de vélos taxis, mais ces derniers embarquaient quelquefois les véhicules pour vérifier leurs régularités. Cette pratique touchait en grande majorité les personnes roumaines, de fait on peut aisément la qualifier de discriminante.

[3] La course signifie la balade en vélos taxis des touristes d’un point A à un point B contre rémunération. « Avoir une bonne course » ou parler en nombres de courses fait partie du langage courant des conducteurs.

[4] Goffman distingue trois types de stigmates : les monstruosités du corps, les tares du caractère et les stigmates tribaux (nationalité, religion). Le stigmate se construit quand il y a inadéquation entre l’identité réelle et virtuelle. Ainsi, l’individu stigmatisé est ramené à une caractéristique principale (ou statut principal) qui est dépréciée. Le stigmate est donc un produit social créé par l’interaction, les attitudes, le comportement et les croyances d’une personne ou d’un groupe (Goffman, 1963).

[5] L’aura est synonyme d’image authentique qui se fond dans la présence, alors qu’à contrario l’image reproduite se veut pseudo scientifique et réaliste, mais n’a aucun sens. Pour Benjamin, les images authentiques « […] aspirent l’aura du réel comme l’eau d’un bateau qui coule ». (Benjamin, 2012, 39).

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